Intervention de Juliana Veras

Commission d'enquête Pénurie de médicaments — Réunion du 29 mars 2023 à 13h35
Audition de mmes catherine simonin représentante de france assos santé juliana veras coordinatrice de médecins du monde docteurs julie allemand-sourrieu représentante du collectif santé en danger franck prouhet représentant du collectif notre santé en danger et M. Christophe duGuet représentant de l'afm-téléthon

Juliana Veras, coordinatrice de Médecins du Monde :

Médecins du monde défend un système de santé inclusif, solidaire et pérenne. À ce titre, nous nous mobilisons depuis des années sur les enjeux du prix et de l'accès aux médicaments, sur l'innovation thérapeutique, mais aussi sur la question des traitements anciens, nécessaires et efficaces. Le problème est apparu dans les pays riches en 2014, avec l'arrivée des antiviraux à action directe contre l'hépatite C : la firme Gilead a alors introduit le Sofosbuvir au prix de 41 000 euros la cure, alors que près de 230 000 personnes vivaient avec ce virus. Pour la première fois, l'État a rationné l'accès au traitement en raison de son prix et limité la prise en charge du Sofosbuvir aux patients souffrant des stades les plus avancés de fibrose hépatique. Il gérait l'urgence, aux dépens d'une politique ambitieuse susceptible de mettre fin à l'épidémie.

Depuis, nous ne cessons de dénoncer les abus commis par de nombreuses firmes lors de la fixation du prix de nouvelles thérapies. Ces stratégies ont été documentées par le Sénat américain et par la Cour des comptes, entre autres. Le rapport technique de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) souligne que les prix des médicaments anticancéreux visent à maximiser le profit, dans une industrie où les marges sont très élevées.

Ce modèle de prix inflationniste est motivé par un paradigme fondé sur la valeur : cela revient à donner un prix à la vie. En France, c'est surtout l'évaluation de l'amélioration du service médical rendu (ASMR) par les nouveaux traitements qui détermine la stratégie des firmes dans la négociation des prix avec l'État. Mais cette logique ne prend pas en compte l'équilibre des systèmes de santé. La fixation du prix répond à des critères opaques en raison d'une acceptation disproportionnée par les États du secret des affaires. Ainsi, les données des essais cliniques, les financements, les résultats et les échecs ne sont pas transparents, non plus que le cadre des négociations et les déterminants réels des prix. Les prix élevés sont au coeur du modèle économique des multinationales auxquelles les brevets assurent un monopole d'exploitation.

La propriété intellectuelle est le fondement juridique qui permet de contrôler l'offre et la disponibilité dans des systèmes de santé à ressources limitées, créant une situation de rareté artificielle et de pression sur les budgets de la santé. Certaines entreprises pharmaceutiques n'investissent plus les marchés européens, considérant que les prix qui y sont pratiqués sont trop faibles. C'est le cas de Bluebird Bio, dont la thérapie génique Zynteglo contre la bêta-thalassémie coûte trois millions de dollars par patient.

Ce modèle crée d'importants déséquilibres : d'une part, un soutien important des pouvoirs publics pour mettre rapidement sur le marché de nouveaux médicaments grâce à la recherche publique et aux subventions aux entreprises, en échange de prix élevés supportés par l'assurance maladie ; d'autre part, une stratégie lacunaire pour la mise à disposition d'anciens médicaments essentiels, considérés comme insuffisamment rentables par les entreprises, ce qui contribue aux situations de pénurie actuelles.

Or la pérennité et l'accès abordable devraient figurer au coeur des solutions. Face à ces constats, nous défendons des propositions très concrètes ; nous vous renvoyons également aux recommandations du rapport de la Cour des comptes de 2017.

Premièrement, l'État doit négocier le prix des innovations thérapeutiques en assurant la transparence des coûts réels de traitement, les déterminants de ces prix et les conditions de ces négociations. Le CEPS devrait prendre en compte l'apport des financements publics dans la recherche et développement des médicaments lors de la négociation des prix.

Deuxièmement, le ministre de la santé doit pouvoir déclencher la licence d'office lorsqu'un brevet est exploité dans des conditions contraires à l'intérêt de la santé publique, notamment en pratiquant des prix anormalement élevés en période de crise. La licence d'office a été créée sous le général de Gaulle, or les gouvernements qui se sont succédés n'ont pas su ou voulu se saisir de cet outil. Ils n'ont même jamais créé les conditions réglementaires de sa mise en oeuvre, ce qui, de fait, vide cet outil de négociation de sa puissance. L'article R. 613-10 du code de la propriété intellectuelle prévoit une commission chargée d'apprécier les cas concrets de licence d'office - elle n'a jamais été installée. D'où l'importance de donner un corps légal et réglementaire à cet outil prévu dans notre droit, mais aussi dans le droit international.

Troisièmement, nous demandons que la France s'implique davantage dans la gouvernance des pratiques de l'Office européen des brevets (OEB). Médecins du Monde a montré, par des oppositions au brevet et des observations de tiers devant cet organisme, que les revendications relatives aux brevets déposés par les firmes étaient abusives. Nous vous suggérons d'auditionner les membres de l'Office européen des brevets, mais aussi les représentants de la France qui y siègent. Les pratiques en matière de propriété intellectuelle des produits de santé ne doivent pas créer des barrières supplémentaires ou des retards dans l'accès aux médicaments génériques et biosimilaires.

Quatrièmement, il faut réformer et repenser les modèles de recherche et développement pour intégrer l'accès en amont, notamment lors du transfert des technologies de la recherche fondamentale - majoritairement financée par des fonds publics - vers les industriels. Il convient d'exiger des contreparties claires lors de cette étape : transparence des coûts réels de recherche et développement, partage de la propriété intellectuelle et prix abordable des médicaments.

Dr Julie Allemand-Sourrieu, représentante du collectif Santé en danger. -Notre collectif, qui regroupe des soignants de terrain, représente l'ensemble des professions de santé, joue un rôle de sentinelle et formule des propositions concrètes, notamment après le Ségur de la santé. Nous considérons que la démocratie sanitaire est en danger, avec la fermeture de maternités et de services d'urgences, entre autres. Les métiers de la santé perdent leur attractivité, alors que six millions de Français n'ont pas de médecin traitant. Nous défendons le principe d'un accès à des soins de qualité pour tous.

En 2017, nous constations des tensions sur 500 médicaments, soit une augmentation de 30 % par rapport à l'année 2016, malgré le rapport alarmant publié par le Sénat en 2018. Aujourd'hui, 372 médicaments font l'objet de difficultés d'approvisionnement, dont plus de 50 % sont des MITM, pour lesquels il n'existe pas d'alternative thérapeutique.

On aimerait se rassurer sur l'excellence de notre système de santé. La France est historiquement une puissance industrielle dans la production de médicaments. Certes, nous disposons encore de 271 usines sur le territoire, avec 35 000 salariés, mais notre pays, naguère leader, occupe désormais la quatrième place européenne. Toutefois, le commerce du médicament reste florissant, avec 3,2 milliards de boîtes vendues par an.

Le financement public soutient de manière non négligeable l'innovation industrielle. Dès lors, comment expliquer qu'un tiers des Français déclarent avoir subi une pénurie de médicaments ces dernières années ? Il ne s'agit pas d'un effet de la crise sanitaire : en 2023, le rythme des nouvelles ruptures de stock est supérieur à celui des remises à disposition - douze à quatorze MITM et vaccins sont concernés pour les mois de janvier et de février 2023. Il ne s'agit pas de médicaments de niche mais plutôt de médicaments anciens et matures. Cette situation met en danger la vie des patients et nuit au bon fonctionnement de notre système de santé.

Ces pénuries ont un coût, car elles mettent en difficulté les pharmaciens, sur fond de crise économique et géopolitique. Si rien n'est fait, le phénomène s'aggravera. Notre souveraineté sanitaire est menacée : la fabrication des principes actifs des médicaments essentiels est largement délocalisée - 80 % des substances actives consommées en France sont produites en Chine et en Inde, contre 20 % il y a trente ans. La production, notamment le conditionnement, est complexe. La loi de l'offre et de la demande s'impose, et les prix sont négociés au plus bas.

En cas de pénurie conjoncturelle mondiale, la France et l'Union européenne ne seront plus prioritaires pour les livraisons, faute de fournisseurs. A-t-on déjà oublié les difficultés à obtenir des masques lors de la crise sanitaire ?

Sur le terrain, les traitements de remplacement posent des problèmes d'effets indésirables ou d'erreur médicamenteuse. On prescrit antibiotiques et médicaments à visée cardiovasculaire par défaut ; souvent, seuls deux médicaments peuvent être fournis, quand la prescription en compte cinq. Les patients sont moins bien soignés, et les pertes de chances réelles. Les généralistes ont le sentiment de subir ces pénuries : aucune information ne leur est fournie et aucune cartographie des lieux de délivrance n'est disponible, ce qui contraint les prescripteurs ou les patients à contacter les pharmacies une à une.

La coopération européenne est difficile, notamment au niveau des prix ou de l'étiquetage. Pourtant, il est nécessaire de relocaliser notre industrie à l'échelle française et à l'échelle européenne. Nous déplorons un manque de coordination et d'efficacité.

Dr Franck Prouhet, représentant du collectif Notre santé en danger. - J'ai lancé puis animé le collectif « Brevets sur les vaccins, stop. Réquisition ! » Lors des discussions sur la levée des brevets, nous avions dressé un constat de faillite de l'idée du médicament-marchandise, dont la gestion a été déléguée non pas à l'OMS, mais à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les brevets permettent à la fois d'organiser la pénurie et de favoriser l'explosion des prix : ce sont les deux faces de la même médaille.

En 1918, en pleine pandémie de grippe, la société chimique des usines du Rhône souhaitait vendre son aspirine à un prix exorbitant. Le gouvernement de l'époque avait menacé de réquisitionner les stocks pour faire baisser les prix.

Lors de la crise sanitaire, le code génétique du covid-19 a été rendu public immédiatement. De plus, les deux brevets ayant permis la fabrication de vaccins à ARN messager avaient bénéficié de fonds publics. Or des milliards d'euros d'argent public ont été déversés sur l'industrie pharmaceutique pour produire des vaccins - 17 milliards d'euros grâce à la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) ou encore deux milliards d'euros débloqués par l'Union européenne. La France est un pays riche et a eu accès au vaccin, mais le reste du monde en a été privé : c'est non seulement scandaleux d'un point de vue moral, mais cela contribue aussi à la multiplication des variants. La presse scientifique s'en est d'ailleurs émue. Dans le British Medical Journal, Fatima Hassan a qualifié le refus de l'OMC de lever les brevets de crime contre l'humanité.

La répartition des 6,5 milliards de premières doses de vaccins a profité à 61 % des Européens et à 67 % des Américains, mais seulement à 4,5 % des habitants des pays pauvres. L'opacité règne : impossible de connaître la somme prise en charge par la Commission européenne. Chaque dose de Remdesivir aurait été facturée 2 100 euros, alors que l'étude Solidarity l'avait déjà jugé non seulement inefficace, mais dangereux pour les reins. Pendant ce temps, l'Ukraine achetait le même produit auprès d'un fabricant pakistanais de médicaments génériques pour 20,45 euros. Nos systèmes de sécurité sociale ont donc payé très cher des médicaments ou des vaccins qui avaient déjà été financés par la recherche publique.

Les sénateurs soucieux de la dépense publique feront le rapprochement avec les difficultés de l'hôpital public. Des négociations plus poussées auraient sans doute permis de faire baisser les prix.

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