Merci beaucoup de me donner l'occasion de présenter ce travail collectif réalisé en collaboration avec Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivaylo Petev.
Je n'étais pas un spécialiste des questions environnementales avant de me plonger dans ce travail. Ce qui nous a motivés, moi et mes collègues, a été l'impression - confirmée par la suite - que la question environnementale était de plus en plus au coeur de la conflictualité sociale. Les conflits, les clivages, les rapports de force politiques sont peut-être en train de se reconfigurer autour de ces questions.
Pendant très longtemps, le conflit social en France a été noué autour du partage de la valeur, de la production. Un ouvrage célèbre de sociologues et d'économistes français de la fin des années 1960 s'intitulait ainsi Le Partage des bénéfices. Ne serions-nous pas en train de basculer dans une autre ère, où l'une des questions centrales ne serait plus le partage des fruits du développement économique, mais serait celui du fardeau de ses externalités négatives ? Ces questions éminemment politiques impliquent des choix qui mettent en conflit des intérêts contradictoires.
Notre étude s'appuie sur une enquête de 2017 - et je pense de plus en plus que nous devrions la renouveler, car beaucoup de choses se sont passées depuis. L'enquête a été réalisée sur Internet avec SciencesPo et l'Institut national d'études démographiques (Ined) notamment, sur un panel de 3 000 personnes, à qui sont posées mensuellement des questions sur un certain nombre de sujets. Cela permet d'aborder en population générale des questions rarement abordées par l'Insee et d'interroger, par exemple, à la fois les représentations, les opinions, les attitudes et les pratiques de consommation et de déplacement. Car il n'y a pas nécessairement de convergence automatique entre le degré de conscience des enjeux et la mise en pratique.
S'agissant des attitudes, nous nous sommes risqués à utiliser un outil certes critiqué, mais validé à l'échelle internationale, issu de la psychologie sociale : la New Ecological Paradigm (NEP) Scale. Cet outil psychométrique classique mesure l'attitude environnementale de l'individu à partir d'une batterie de questions.
Dans le cas de la population française, l'échelle de conscience environnementale n'est pas unique ; selon les degrés d'acquiescement aux différentes propositions et en utilisant des outils statistiques d'analyse factorielle, nous avons pu distinguer deux dimensions différentes sous-jacentes, deux variables latentes, comme disent les psychologues : l'échelle de l'inquiétude environnementale et l'échelle de la défiance à l'égard de la capacité du progrès technique à surmonter les enjeux environnementaux.
On peut répartir la population par rapport à ces deux échelles. Au fond, la question de l'inquiétude est socialement consensuelle : elle varie assez peu selon les caractéristiques d'âge, de diplôme ou de revenu. Mais ce n'est pas du tout le cas de l'autre échelle, très liée au niveau d'études : plus les gens sont diplômés, plus ils sont sceptiques sur la capacité du progrès technique à surmonter les enjeux environnementaux.
Le panel Elipss que nous avons interrogé étant mensuellement soumis à des enquêtes sur les attitudes politiques, nous avons pu croiser les données. L'inquiétude environnementale est peu liée au positionnement politique, ce qui n'est pas le cas de la défiance vis-à-vis du progrès : plus on va vers la gauche, plus la défiance progresse ; à noter cependant une forte spécificité des personnes qui s'autopositionnent à l'extrême droite, celle de se situer assez haut concernant les deux variables.
Deuxième opération de notre enquête, nous avons posé des questions aux enquêtés sur leurs habitudes de consommation alimentaire - s'ils consomment du bio ou non, s'ils prêtent attention à la provenance des produits, à quelle fréquence ils consomment de la viande, notamment de la viande rouge -, mais aussi sur l'équipement du ménage, leurs dépenses d'habillement, de chauffage, d'énergie et leurs pratiques dans le traitement des déchets ; enfin, et c'est un poste qui engage beaucoup de variance dans la population, nous les avons interrogés sur leurs modes de déplacement et leur équipement automobile.
Nous avons réalisé des opérations statistiques routinières, mais assez complexes, relevant de l'analyse factorielle de correspondance : face à une population décrite par un très grand nombre de variables - ici, plus d'une vingtaine -, on essaie algébriquement de repérer des facteurs synthétiques qui créent le plus de différenciation entre les individus, et les variables qui vont le plus souvent de pair : par exemple, faire beaucoup de kilomètres en voiture et avoir une voiture à grosse cylindrée.
Cette analyse révèle trois différents axes : la frugalité, qui différencie les individus selon leur volume de consommation, notamment énergétique ; le degré de pratiques éco-orientées telles que le tri des déchets ou l'attention à l'origine et à la nature des produits alimentaires ; l'ancrage local de la consommation et du style de vie, qui différencie les « ancrés » des « cosmopolites ».
Des représentations graphiques permettent de visualiser ces associations : on remarque ainsi, concernant la frugalité, que certains ont des voitures plus récentes, possèdent plus de véhicules et beaucoup d'électroménager, tandis que d'autres ont peu d'équipements... Cet axe n'a pas forcément de rapport avec le tri des déchets : paradoxalement, plus on consomme, plus on produit des déchets et plus on est amené à trier.
Le deuxième axe, l'orientation environnementale des pratiques, oppose des individus qui manifestent une certaine conscience dans leurs pratiques - ils consomment peu de viande, sont attentifs à l'origine des aliments, consomment du bio, ont plutôt des voitures anciennes et modulent leur chauffage - à d'autres qui ne font pas particulièrement attention.
Le troisième axe est très important dans un pays comme la France, où l'opposition entre les urbains et les ruraux est peut-être plus forte qu'ailleurs en Europe : l'axe local-global, qui oppose des styles de vie très ancrés dans le territoire, une dépendance à l'automobile et un équipement électroménager qui peut être lié à l'autoconsommation, à des styles de vie marqués par les voyages à longue distance. Un critère très différenciateur est le fait de voyager en avion : contrairement à ce que l'on pourrait croire, une très grande part de la société française ne prend jamais l'avion.
Nous avons ensuite cherché à voir dans quelle mesure les critères se combinent. Nous aboutissons à une typologie empirique issue de notre travail d'analyse factorielle, qui rapproche des individus qui se ressemblent. La solution optimale comporte quatre classes : un cluster très cohérent, celui des consuméristes assumés, qui regroupe des ménages joignant une très faible sobriété et une très faible conscience environnementale, possédant plusieurs véhicules et présentant beaucoup de dépenses de consommation et d'énergie, plutôt aisés, urbains ou périurbains, habitant dans du pavillonnaire ; un deuxième assez contradictoire, celui des éco-consuméristes, alliant une assez forte conscience environnementale, une attention non négligeable à la provenance des produits, une pratique du tri des déchets, à une forte consommation ; un troisième cluster - dans lequel, mes collègues et moi nous sommes reconnus - celui des éco-cosmopolites, urbains diplômés assez préoccupés par les enjeux environnementaux, mais qui ruinent tous leurs efforts en prenant l'avion assez souvent ; un dernier cluster politiquement très important, celui des frugaux sans intention, frugaux sous la contrainte de leur budget, mais n'ayant pas particulièrement de conscience environnementale.
Ce dernier groupe doit nous amener à réfléchir à la manière dont on oriente les campagnes de sensibilisation. Pour ces ménages qui pratiquent déjà la sobriété, le discours de sensibilisation aux enjeux n'a pas beaucoup d'intérêt, mais ils sont directement concernés par les infrastructures de transports, car ils font souvent partie des plus piégés par l'usage de l'automobile dans le périurbain.
Nous avons regardé comment se distribuaient ces quatre profils en termes d'autopositionnement politique, ce qui nous a menés à des constats assez triviaux. Le gradient droite-gauche joue, mais il n'est pas si évident que cela. Le consumérisme assumé se trouve moins à gauche qu'ailleurs, mais la frugalité sans intention est difficile à caractériser, sans doute car elle touche des populations marquées par l'abstention. Les éco-cosmopolites s'autopositionnent pour 47 % d'entre eux à gauche ou à l'extrême gauche. L'éco-consumérisme est marqué par une assez forte présence à gauche, mais aussi à l'extrême droite, à hauteur de 21 %.
L'écologie politique existe et existera sans doute à l'avenir, mais nous entrons dans une période où cette préoccupation, présente dans l'ensemble du spectre politique, appellera toutefois des réponses politiques différentes, selon les leviers privilégiés : progrès technique, efficacité des mécanismes de signal-prix, planification... La différenciation sociale et politique reflète le fait que nous entrons peut-être dans cette période où une partie du débat social et politique sur l'écologie est amenée à se structurer autour de la diversité et de la conflictualité des réponses à ce défi.