Intervention de Pascal Savoldelli

Réunion du 6 avril 2023 à 10h30
Maîtrise de l'organisation algorithmique du travail — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Pascal SavoldelliPascal Savoldelli :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens, en ouverture de mon propos, à saluer les mobilisations sociales qui se tiennent partout en France aujourd'hui.

Si je le fais, c'est parce que les enjeux de la réforme des retraites et ceux de l'ubérisation sont, en réalité, très liés. Je vous rappelle, mes chers collègues, que requalifier en salariés les travailleurs des plateformes permettrait de rapporter 1, 45 milliard d'euros à la sécurité sociale et aux régimes de retraite, par leurs cotisations.

La proposition de loi que notre groupe communiste républicain citoyen et écologiste vous soumet aujourd'hui s'inscrit, vous le savez, dans le prolongement de plusieurs années d'engagement, aux côtés d'acteurs sociaux, syndicaux, universitaires et politiques, mobilisés aux côtés des travailleurs et travailleuses des plateformes numériques de travail.

Avec mon collègue Fabien Gay, nous avions déjà, au sein du collectif Pédale et tais-toi !, rencontré des livreurs qui nous avaient décrit la réalité et, surtout, la précarité de leur situation. Entendons-nous : nous parlons ici de travailleurs dits « indépendants », mais économiquement dépendants.

Cette précarité est le fruit d'un modèle économique, celui du capitalisme de plateformes, dont le cœur de l'action repose sur un contournement des règles, notamment du droit du travail, mais aussi de la concurrence, par le biais du management algorithmique. Ce modèle économique entraîne un retour au temps d'avant le contrat de travail, à une époque où les risques reposaient uniquement sur les travailleurs, où ceux-ci n'avaient aucun pouvoir et où les normes sociales n'existaient pas. En misant sur le concept d'« indépendant à faux statut », les plateformes numériques recréent l'organisation et la rétribution du travail à la tâche, grâce à un management algorithmique que je juge brutal et injustifiable.

Mes chers collègues, à l'heure où nous ne pensons plus le travail qu'au prisme de la valeur qu'il produit, il est temps de faire le point sur les coûts de cette production !

Ces coûts, ils s'appellent Franck Page, 18 ans, étudiant et coursier pour Uber Eats. Le soir du 17 janvier 2019, il livrait un repas à vélo lorsqu'il trouva la mort, renversé par un camion. Uber Eats estime que ce décès n'est pas de sa responsabilité : un dramatique accident de la route, mais pas un accident du travail. Pourtant, cet itinéraire lui avait été imposé par la boîte noire, l'algorithme – ce même algorithme qui le menaçait de le déconnecter s'il n'allait pas assez vite.

Il s'agit ici d'un coursier, une figure parmi les plus visibles de l'ubérisation. Pourtant, ce modèle touche à tous les pans de l'économie : le transport, les services à domicile, ou encore les microtravailleurs du clic, ces tâcherons qui se trouvent parfois à l'autre bout du monde pour réaliser des microtâches invisibles, pour entraîner la machine.

Mes chers collègues, ce management désincarné, déshumanisé doit cesser. Il s'assoit sur la loi et sur le droit des travailleurs. Le flou règne sur l'algorithme qui attribue les commandes, évalue leur réactivité, calcule le parcours et le temps de trajet à réaliser. Ce même flou forme comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des livreurs, les poussant à aller toujours plus vite. Ce flou ne laisse de choix aux livreurs que la pression de la déconnexion, brutale et injustifiable. C'est un flou rythmé par l'injustifiable, par l'immédiateté : peu importe la sécurité et le bien-être de celui que l'on note d'une ou plusieurs étoiles au gré de nos envies.

La boîte noire de l'algorithme n'est pas un simple outil, dénué d'intention politique. Elle est le fruit de décisions de ses fondateurs, qui orientent les comportements des travailleurs inscrits sur ces plateformes. Le management algorithmique constitue de fait, pour de nombreuses plateformes numériques de travail, un outil de contrôle, de direction et de sanction.

Le travail que nous avons mené, collectivement, au sein de la mission d'information sur l'ubérisation de la société va également dans ce sens. Son rapport, fruit d'un travail de plus de trois mois, sous la présidence de notre collègue Martine Berthet, qui a notamment donné lieu à l'audition de plus de soixante acteurs, a été voté à l'unanimité.

Y sont formulées plusieurs recommandations portant sur la nécessité de mieux réguler, mais aussi d'exiger davantage de transparence des algorithmes de ces plateformes numériques de travail.

Je prends pour exemple la recommandation n° 9, dont je rappelle qu'elle a été adoptée à l'unanimité : « Engager une réflexion pour adapter le droit du travail aux spécificités du management algorithmique et à ses conséquences sur les conditions de travail. »

Alors que l'algorithme est devenu le contremaître des temps modernes, il convient de rattacher la décision algorithmique à l'ordre patronal.

Contrairement au discours des plateformes, l'algorithme n'est pas un outil neutre, dépourvu de subjectivité. Une décision comprend toujours une part de subjectivité, même lorsqu'elle est automatisée.

Il subsiste donc un risque de standardisation des critères de gestion du personnel, mais également un risque de discrimination, si l'on intègre dans un algorithme le sexe, l'âge, ou encore le lieu de résidence.

Par la présente proposition de loi, nous proposons donc un nouvel angle d'attaque pour la requalification du statut des travailleurs des plateformes numériques.

En effet, il faut savoir qu'aucun texte de droit public ni de droit privé ne définit à proprement parler la notion de « salariat ». Ce statut découle directement de la relation de subordination qui en est constitutive. C'est pourquoi cette proposition de loi tend à mettre à jour la relation de subordination existante entre l'algorithme « donneur d'ordre » et le travailleur ou la travailleuse d'une plateforme numérique.

Il est extrêmement important d'œuvrer à l'ouverture de la boîte noire de l'algorithme. Son opacité est problématique, en particulier pour les travailleurs et travailleuses concernés : un rapport du Défenseur des droits et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) du mois de mai 2020 alertait déjà sur cet angle mort du débat public.

Les exemples de dérives et de discriminations découlant des algorithmes sont nombreux, sur une grande diversité de plateformes. Ainsi, on relève des cas de déconnexions abusives, chez des plateformes comme Deliveroo, à la suite de mobilisations sociales, déconnexions pouvant s'apparenter à de la répression syndicale, comme cela avait été documenté par l'émission Cash Investigation, ou encore de discriminations à l'embauche entre femmes et hommes chez Amazon. Ce ne sont que quelques exemples parmi tant d'autres.

L'un des leaders de la lutte des conducteurs de voitures de transport avec chauffeur (VTC), Brahim Ben Ali, nous disait hier que le discours d'Uber en réponse à leur demande d'une plus grande transparence algorithmique était simplement celui-ci : « On ne va pas vous donner le secret de notre algorithme, ce serait comme donner la recette de Coca-Cola ! »

Peut-être, mais le secret des affaires ne peut pas justifier que l'on contourne un nécessaire encadrement des conditions de travail et fasse naître des risques de discriminations. Nous ne parlons pas d'une boisson, ici : nous parlons des vies humaines de centaines de milliers de travailleurs et travailleuses !

Nous allons vers la fin de la hiérarchie et du salariat, tout en maintenant une subordination accrue et renouvelée dans l'esprit de la start-up : chacun devient son propre employeur, une entreprise de soi… Mais où est l'utilité sociale d'un travail ? De quoi parle-t-on quand il est question de la valeur travail et, je dirais même, de la valeur humaine ?

Alors, mes chers collègues, ne faisons pas comme pour les avions : n'attendons pas un crash pour ouvrir la boîte noire !

L'algorithme n'est ni plus ni moins qu'un contrat de travail, mais c'est un contrat dont les premiers concernés n'ont pas accès aux informations les plus fondamentales, qui concernent directement leurs conditions de travail. Les travailleuses et les travailleurs des plateformes numériques ont pourtant besoin de ce « code source », autrement dit d'être informés de l'intervention humaine qui se trouve à la source de leur subordination à cet ordre algorithmique, à cette machine qui décide à quel moment vous êtes rentable, faisant de ces travailleuses et de ces travailleurs des tâcherons corvéables à merci.

L'algorithme a aujourd'hui investi tous les pans de notre société, qu'il s'agisse de Parcoursup pour les étudiants, avec tous les problèmes de sélection qu'il a pu poser, ou de la sélection de curriculum vitae pour le recrutement par certaines entreprises, qui s'apparente parfois à de la discrimination.

Il est donc crucial de regarder de près ce qu'il s'y passe ; c'est tout le sens de cette proposition de loi.

Son article 1er définit l'algorithme, juridiquement, comme un pouvoir de direction et de contrôle, lorsqu'il joue un rôle dans la subordination à un employeur de ses employés.

L'article 2 vise à engager la responsabilité de l'employeur, en prévoyant l'obligation pour ce dernier de démontrer que l'algorithme n'est pas source de discrimination.

Enfin, l'article 3 précise la différence entre une simple plateforme de mise en relation et une plateforme jouant un rôle effectif d'employeur.

Avec cette proposition de loi, nous proposons humblement de maintenir ouvert le débat sur cette question, sans prétendre apporter une réponse à tout. Il s'agit avant tout de maintenir le débat ouvert, à l'échelon national, car nous savons que le projet de directive européenne sur cette question va dans le même sens. Cette directive constitue une belle avancée pour les droits des travailleurs des plateformes, confirmant une présomption de salariat et permettant de lutter contre le travail dissimulé. Nous la défendons.

Pour autant, la France se pose plutôt comme le défenseur des lobbies des plateformes, comme en témoigne l'affaire UberFiles. Nous devons donc maintenir la pression, car ce management algorithmique est aujourd'hui le plus grand cheval de Troie néo-libéral, qui finira par s'inviter dans toutes les formes de management au travail.

Je vous invite donc fortement, mes chers collègues, à voter cette proposition de loi.

Ainsi, la France s'honorerait en reconnaissant les droits des travailleurs de plateforme avant même la fin du processus législatif européen. Cette proposition de loi constitue un nouveau jalon, important, sur un chemin qui reste encore long, pour protéger les travailleurs et travailleuses des plateformes, mais également les entreprises et les commerces en proie à la concurrence déloyale des plateformes numériques de travail, qui ne respectent pas les règles du jeu. Osons nous donner les moyens d'accomplir cet objectif !

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