Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous ouvrons l'examen de la proposition de loi relative à la maîtrise de l'organisation algorithmique du travail, déposée par M. Pascal Savoldelli, Mme Cathy Apourceau-Poly et leurs collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Je vous prie d'excuser le ministre du travail, Olivier Dussopt, de son absence.
Tout d'abord, l'impact des algorithmes sur l'organisation du travail est un enjeu important, dont le Gouvernement prend toute la mesure.
En effet, nous sommes très attentifs aux mutations sociales entraînées par la révolution numérique. Nous avons lancé en décembre dernier les Assises du travail pour engager une réflexion sur le rapport au travail et sur la qualité de vie, la santé et la démocratie au travail. Ces assises ont réuni, de manière large, les partenaires sociaux, des personnalités qualifiées et des universitaires et ont notamment porté sur les questions liées au management par les algorithmes – des propositions seront formulées dans le rapport qui sera rendu dans les prochains jours.
Par ailleurs, nous agissons pour mieux réguler les relations entre les travailleurs des plateformes et celles-ci. Ces dernières années, un cadre juridique a été élaboré pour permettre l'émergence d'un dialogue social dans le secteur des plateformes de VTC et de livraison, afin de permettre aux travailleurs de négocier un socle de droits.
À cet égard, nous saluons – et je salue, en tant qu'ancienne rapporteure du projet de loi ayant permis d'organiser le dialogue social avec les plateformes – l'accord instaurant un revenu minimal de la course dans le secteur des VTC, qui témoigne de la dynamique engagée pour l'amélioration des droits sociaux des travailleurs de ce secteur d'activité.
Bien sûr, face aux métamorphoses du travail qu'implique la révolution numérique, il nous faut accompagner les acteurs économiques et adapter notre modèle. À ce titre, cette proposition de loi pose une question primordiale : celle de notre rapport aux avancées technologiques.
Il est important de rappeler que les contenus de ces technologies n'ont pas de direction naturelle ; rien ne les destine, intrinsèquement, à contraindre le travail plutôt qu'à l'améliorer. Il nous revient de donner une intention, de choisir comment mettre à notre service ces technologies.
Disons-le clairement : notre optimisme vis-à-vis de ces technologies n'est pas contradictoire avec une vigilance sur la forme des progrès qu'elles comportent.
Aussi, contrairement à ce que certains voudraient faire croire, nous sommes attentifs à ce que l'être humain continue de réguler et d'encadrer le travail pour ne pas céder à une administration ou une gouvernance par les nombres.
La question qui doit nous animer est non pas de savoir comment combattre ou mettre en sourdine les algorithmes, mais comment nous assurer qu'ils sont à notre service pour une meilleure organisation du travail.
Or nous estimons que cette proposition de loi ne donne pas une réponse satisfaisante à cette question.
En effet, cette proposition de loi, en adaptant les règles de droit du travail pour prendre en compte la gestion algorithmique, pose en réalité plus de difficultés qu'elle n'en résout. Du reste, le Gouvernement n'est pas le seul à le penser : le texte a été rejeté mercredi dernier par la commission des affaires sociales du Sénat, qui partage notre diagnostic sur l'utilité des dispositifs proposés.
Revenons brièvement sur ces dispositifs, qui sont regroupés dans trois articles.
Tout d'abord, l'article 1er considère les décisions prises par un algorithme ayant un effet sur les salariés comme relevant de l'exercice du pouvoir de direction et de contrôle de l'employeur. L'idée est de responsabiliser davantage ce dernier face à une décision qu'il aurait déléguée à un algorithme.
Cette disposition n'ajoute rien, en réalité, à la législation en vigueur. De fait, la responsabilité de l'employeur n'est en aucun cas écartée, lorsqu'une prise de décision est automatisée ou algorithmique. Pour le dire autrement, un ordre passé par algorithme n'en est pas moins un indice de subordination à l'employeur, qui peut être pris en compte par le juge pour prononcer une éventuelle requalification de la relation de travail.
Il en va de même de l'autre mesure de cet article consistant à garantir l'accès du salarié aux motivations des décisions qui le concernent en matière disciplinaire, en vue d'instaurer une voie de recours humaine aux sanctions automatisées. Le code du travail encadre déjà les procédures disciplinaires des entreprises, et probablement mieux que ne le permettrait la rédaction de cet article.
Plus précisément, le droit du travail n'autorise pas à appliquer une sanction disciplinaire de manière automatique, par un algorithme. De plus, les voies de recours ne sont pas conditionnées aux fondements de la décision. Ainsi, si une sanction est prise sur le fondement de données récoltées par un algorithme, les voies de recours ne sont pas différentes d'une décision prise sur la base d'informations purement humaines.
Pour ne donner qu'un exemple, pour contester une sanction, le salarié peut saisir le conseil des prud'hommes, lequel peut annuler la sanction si elle n'est pas justifiée. À cet égard, cette proposition de loi risque de rendre plus confus le droit existant plutôt que de l'améliorer.
Ensuite, l'article 2 dispose que, en cas de litige relatif à une discrimination indirecte liée à l'utilisation d'outils automatisés, les modalités de preuves sont aménagées. Il reviendrait ainsi à l'employeur d'apporter la preuve de l'absence de discrimination.
Le motif est louable, étant entendu que les algorithmes, par définition aveugles à tout autre principe que l'optimisation sous contrainte, peuvent entretenir des biais discriminants.
Toutefois, là encore, je ne saurais dire à quel besoin cette disposition répond, puisque le code du travail définit formellement les motifs pour lesquels aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, et ce peu importe le fondement de la discrimination et les moyens par laquelle celle-ci se produit.
Ainsi, la charge de la preuve est déjà aménagée au profit du salarié, dès lors qu'il se dit victime d'une discrimination, y compris si celle-ci résulte de l'utilisation d'un algorithme.
Enfin, l'article 3 introduit dans la loi la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de requalification de la relation entre un travailleur et une plateforme, en écartant la qualification de « plateformes de mise en relation », dès lors que celle-ci exerce un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation de travail, notamment par des moyens technologiques ou des traitements automatisés.
Là encore, vous prétendez inscrire dans la loi un cadre jurisprudentiel existant de longue date sur la définition du lien de subordination. Toutefois, la Cour de cassation n'a jamais statué que l'exercice d'un contrôle juridique et économique, y compris par des moyens technologiques ou traitements automatisés, permettait de caractériser une relation de travail.
Une nouvelle fois, la solution proposée ne répond pas à l'ambition affichée, en cela qu'elle remet en cause l'équilibre jurisprudentiel sur l'appréciation des critères de subordination. En outre, elle ne tient pas compte du cadre juridique défini depuis plusieurs années pour créer une véritable responsabilité sociale des plateformes, dont les acteurs se sont déjà emparés.
En conclusion, si nous partageons l'esprit de cette proposition de loi, nous n'en reconnaissons pas l'utilité et ne pouvons la considérer comme une solution au management algorithmique. La priorité n'est pas d'encadrer précipitamment les algorithmes, au risque de le faire maladroitement, voire en contradiction avec les protections déjà offertes par le code du travail. Il s'agit plutôt de redoubler de vigilance quant à la bonne application du droit et de réfléchir plus avant à ce que l'on attend des algorithmes au travail. §