Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la surveillance constante, l’évaluation permanente des performances, l’application automatique des décisions sans intervention humaine, l’interaction des travailleurs avec un système et la faible transparence des algorithmes… Tels sont, selon le Bureau international du travail, les éléments constitutifs du management algorithmique.
La proposition de loi de notre collègue Pascal Savoldelli, qui travaille sur ce sujet avec Fabien Gay depuis plusieurs années, et des membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste porte sur une réalité : l’utilisation d’algorithmes pour l’organisation du travail et la gestion de la main-d’œuvre. Déjà bien présent dans le monde du travail, ce phénomène est pourtant ignoré de notre droit.
L’apparition des plateformes numériques a entraîné une rupture technologique, en mettant en relation une multitude d’acteurs en temps réel. De plus, le recours à des algorithmes a amorcé un bouleversement de l’organisation du travail.
Dans les secteurs des VTC et de la livraison de marchandises en véhicule à deux roues, les travailleurs, quoique formellement indépendants, sont soumis à un degré élevé de contrôle et à une nouvelle forme de dépendance. Même s’ils peuvent choisir de se connecter ou non à l’application et à quel moment ils le font, ils sont en réalité privés d’autonomie dans la réalisation de leurs prestations.
Ces travailleurs, souvent précaires et contraints de recourir à ces formes d’emploi, cumulent les fragilités : faibles revenus, protection sociale incomplète, absence de garanties en matière de temps de travail et de droit au repos, forte exposition aux risques professionnels… Isolés, ils sont de surcroît mis en compétition permanente par les algorithmes. Dès lors, ces derniers apparaissent comme des boîtes noires sur lesquelles les travailleurs n’ont aucune prise ni visibilité.
Cette plateformisation de l’économie se généralise à l’ensemble du monde du travail. Les algorithmes sont de plus en plus utilisés pour gérer les ressources humaines au sein des entreprises. En effet, ils interviennent déjà dans les processus de recrutement, dans la gestion des évolutions de carrière ou dans l’évaluation des salariés. Des logiciels peuvent ainsi analyser et comparer les comportements des candidats lors d’entretiens de recrutement.
Si elle permet des gains de productivité, cette gestion algorithmique du travail est porteuse de risques : surveillance abusive et généralisée, perte d’autonomie, discriminations accrues… Le sentiment d’aliénation qui peut alors gagner les travailleurs est vecteur de risques psychosociaux.
En outre, cette gestion algorithmique tend à déresponsabiliser les employeurs et à priver les acteurs du dialogue social de leur rôle dans la détermination des conditions de travail.
Les risques sont d’autant plus importants que le fonctionnement des algorithmes peut échapper aux employeurs eux-mêmes, qui ont souvent recours à des solutions technologiques développées en externe.
Dans son rapport d’information du 29 septembre 2021 sur l’ubérisation de la société, Pascal Savoldelli a considéré qu’un algorithme était non une simple suite d’opérations permettant de traiter des volumes importants de données, mais bien une « chaîne de responsabilité humaine ». En effet, quel que soit son degré d’automatisation, la gestion algorithmique engage la responsabilité de personnes auxquelles il devrait être possible de se référer. Notre collègue a ainsi préconisé d’adapter le droit du travail aux spécificités du management algorithmique et à ses conséquences sur les conditions de travail.
La proposition de loi que nous examinons traduit cette volonté de reprendre le contrôle de l’organisation algorithmique. Si les algorithmes constituent une aide considérable pour améliorer l’organisation des entreprises et pour exempter les travailleurs de tâches parfois répétitives et contraignantes, ils devraient, lorsqu’ils sont utilisés à des fins d’organisation du travail, être encadrés et contrôlés.
Ainsi, les travailleurs devraient être informés de l’utilisation de ces outils et avoir accès à leurs modalités de fonctionnement, dès lors qu’ils affectent leurs conditions de travail. Quant à l’employeur, il doit demeurer entièrement responsable des décisions qu’il prend dans l’entreprise. L’utilisation d’algorithmes devrait être considérée comme un simple outil d’aide à la décision.
À cet effet, l’article 1er inscrit les décisions prises par les employeurs à l’aide de moyens technologiques comme relevant de leur pouvoir de direction. Il renforce l’accessibilité du contenu des décisions et l’information du salarié sur les motivations des décisions le concernant et il permet à ce dernier de demander qu’une nouvelle décision soit prise par un être humain.
Par ailleurs, l’article 2 incite à respecter le principe de non-discrimination dans l’utilisation des algorithmes. Par les tris de données qu’ils opèrent et les recommandations qu’ils formulent en fonction d’un ensemble de critères, les algorithmes peuvent conduire à des discriminations qui sont contraires à la loi, parfois indépendamment de la volonté de l’employeur.
Une telle situation s’est déjà produite : en 2017, l’entreprise Amazon a dû renoncer à l’utilisation d’un algorithme pour le recrutement de salariés, car il induisait une discrimination à l’embauche, en privilégiant les hommes aux femmes. Le logiciel s’appuyait sur une base de données recensant les CV reçus par l’entreprise depuis dix ans, qui comprenait une grande majorité de CV d’hommes. L’algorithme en a déduit que les candidats masculins étaient préférables et s’est ainsi mis à rejeter les candidatures féminines.
Face à de tels risques, l’employeur doit être responsable des outils technologiques qu’il utilise pour le recrutement ou la gestion des salariés dans l’entreprise. La protection des travailleurs contre toutes les formes de discrimination au travail ne saurait être affaiblie par l’utilisation d’outils technologiques.
C’est pourquoi l’article 2 pose le principe selon lequel, en cas de litige, l’employeur doit apporter la preuve que les outils qu’il utilise ne sont pas source de discrimination.
Enfin, la proposition de loi met en lumière la situation des travailleurs de plateformes, qui est le résultat le plus visible de l’influence des algorithmes sur le monde du travail. La qualification juridique de ces travailleurs, dont le Sénat a déjà eu l’occasion de débattre à plusieurs reprises, est une question d’ordre public social.
L’ambiguïté de leur situation, lorsque l’algorithme de la plateforme joue un rôle essentiel dans l’organisation du travail, donne lieu à un contentieux abondant, auquel la réponse des juridictions n’est pas univoque. Si plusieurs décisions de la Cour de cassation ont penché dans le sens de la requalification en salariés de livreurs à vélo ou de chauffeurs de VTC, elles n’ont pas une portée absolue.
À défaut de leur reconnaître le statut de salarié, le législateur a progressivement octroyé, depuis 2016, des droits spécifiques aux travailleurs de plateformes en prévoyant que, lorsqu’une plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service et fixe son prix, elle a une « responsabilité sociale » à l’égard des travailleurs indépendants recourant à ses services.
En particulier, la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (LOM) et les ordonnances du 21 avril 2021 et du 6 avril 2022 ont posé le cadre d’un dialogue social entre travailleurs indépendants et plateformes dans les secteurs de la mobilité. Les premières avancées obtenues dans ce cadre ne sont pas négligeables.
Toutefois, les droits spécifiques progressivement accordés à ces travailleurs ont surtout eu pour effet de les enfermer dans un statut d’indépendant amélioré et de conforter le modèle des plateformes, qui repose sur le contournement du droit du travail et le dumping social.
Ces réponses à l’ubérisation ne sont donc pas à la hauteur : le statut d’indépendant n’est pas adapté à la situation des travailleurs précaires, qu’ils soient livreurs à vélo ou chauffeurs de VTC, et ne correspond pas à la réalité des relations entre ces travailleurs et les plateformes.
Si le même débat existe dans toute l’Europe, d’autres pays y ont apporté des réponses plus audacieuses. En Espagne par exemple, la loi Riders, entrée en vigueur en août 2021, instaure une présomption de salariat pour les livreurs à deux roues et un droit d’accès des travailleurs à l’algorithme.
Afin de conforter le mouvement jurisprudentiel en faveur de la requalification de certains travailleurs de plateformes, l’article 3 de la proposition de loi introduit une distinction entre, d’une part, les véritables opérateurs de mise en relation et, d’autre part, les plateformes d’emploi qui exercent un contrôle juridique et économique sur les éléments essentiels de la relation de travail.
Par conséquent, un travailleur opérant en lien avec une telle plateforme devrait relever, sous le contrôle du juge, d’une relation de travail salarié et non du régime de la responsabilité sociale des plateformes. En facilitant, pour ceux qui le souhaitent, la reconnaissance de leur lien de subordination avec les plateformes, ce texte doit permettre à ces travailleurs de bénéficier d’une rémunération horaire minimale, d’un encadrement des ruptures de contrats, ainsi que d’une protection sociale appropriée.
Je dirai un mot du sort des travailleurs de plateformes sans-papiers, qui ont fait l’objet de déconnexions massives à la suite de la signature par les plateformes de livraison d’une charte relative à la lutte contre la fraude et la sous-traitance irrégulière. Ces travailleurs ne peuvent pas, faute de bulletins de salaire à leur nom, profiter des dispositions de la circulaire du 29 novembre 2012, dite circulaire Valls, qui permet la régularisation par le travail. Madame la ministre, allez-vous permettre à ces travailleurs de sortir de l’impasse ?
La commission des affaires sociales a rejeté cette proposition de loi. À titre personnel, je le regrette et espère que nos débats fédéreront celles et ceux qui, au sein de cette assemblée, partagent nos inquiétudes.