Intervention de Serge Babary

Réunion du 6 avril 2023 à 14h45
Maîtrise de l'organisation algorithmique du travail — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Serge BabarySerge Babary :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, un certain humanisme à la française, assez largement partagé, qu’il soit d’origine religieuse ou laïque, nous a toujours fait considérer avec inquiétude et circonspection l’intrusion d’automatismes dans les relations interpersonnelles au sein du monde du travail.

Souvenons-nous de l’essai de Georges Bernanos, La France contre les robots, dans lequel l’auteur formulait, dès 1947, une violente critique de la société industrielle, estimant que le machinisme limitait la liberté des hommes et perturbait jusqu’à leur mode de pensée.

L’actualité concernant les nouvelles formes d’emploi – free-lance, microentrepreneur, salarié porté – et les modes d’engagement, en particulier sur les plateformes numériques, suscitent des interrogations.

Il s’agit d’accompagner et de sécuriser l’important mouvement de fond en faveur de ces nouvelles formes d’emploi. Il apparaît également urgent d’examiner l’ensemble des composantes du travail indépendant afin de révolutionner notre pacte social et d’adapter notre système à ces transformations.

Il convient de réinterroger aussi bien le contenu, les équilibres et les applications des dispositifs actuels de protection sociale. Il est vrai que la tentation d’une ubérisation sociale issue de l’organisation algorithmique du travail a dévoyé ces perspectives.

Cependant, actuellement, plus de 28 millions de personnes travaillent par l’intermédiaire de plateformes numériques de travail au sein de l’Union européenne ; en 2025, elles devraient être 43 millions.

Il s’agit d’un secteur particulièrement dynamique et innovant. Ainsi, entre 2016 et 2020, les revenus de l’économie des plateformes ont été multipliés par près de cinq, passant d’un montant estimé à 3 milliards d’euros à environ 14 milliards d’euros.

Partout dans le monde, les conditions d’emploi des travailleurs des plateformes suscitent de nombreuses inquiétudes liées à leur statut juridique : sont-ils des salariés ou des contractants indépendants, par conséquent responsables de leur propre assurance sociale et exerçant un contrôle sur leurs revenus ?

L’issue de cette controverse ayant trait à leur protection sociale n’est pas anodine. Le débat juridique, économique et social est donc vif. En Europe, les États ont apporté des réponses différentes, soit par la loi, soit par la jurisprudence.

Par ailleurs, le développement d’un management par les algorithmes soumet les travailleurs à une pression constante et à un contrôle intrusif.

La première objection à cette proposition de loi est son caractère prématuré, puisqu’une proposition de directive européenne est discutée depuis le 10 décembre 2021. Celle-ci vise à garantir aux personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes numériques de travail le statut professionnel juridique correspondant à leurs modalités réelles de travail.

Pour cela, la proposition de directive prévoit une liste de critères de contrôle afin de déterminer si la plateforme est un « employeur ». Si au moins deux de ces critères sont remplis, les personnes travaillant par l’intermédiaire de la plateforme devraient jouir des droits du travail et des droits sociaux qui découlent du statut de salarié.

Après des mois d’intenses négociations, le Parlement européen a adopté une position de négociation le 2 février, laquelle tend à supprimer les critères de présomption de salariat, ce qui risque d’entraîner une incertitude juridique, de conduire à des requalifications massives et, finalement, de causer des pertes d’emploi. Les États membres de l’Union européenne doivent avancer au même rythme sous peine, sinon, de créer des inégalités de concurrence qui affaibliront la compétitivité de nos entreprises.

La deuxième objection à cette proposition de loi est qu’elle est réductrice. Les mutations du travail ne concernent pas seulement les plateformes numériques, mais de nombreuses autres branches professionnelles, comme l’ont montré les travaux de la délégation sénatoriale aux entreprises sur l’évolution des modes de travail et les défis managériaux de juillet 2021, dont nos collègues Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay étaient les rapporteurs. Ces derniers appelaient à une réflexion globale sur la définition juridique du travail indépendant, qui ne peut être réduit à la seule dimension des plateformes de mise en relation.

Il apparaît également que le secteur public s’empare de cette possibilité, en utilisant des algorithmes pour l’orientation des jeunes – je pense notamment à la plateforme Parcoursup.

La troisième objection est que la traduction dans la proposition de loi des pistes identifiées dans le rapport d’information de nos collègues Martine Berthet et Pascal Savoldelli sur l’ubérisation de la société, ainsi que sur l’impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi, datant de septembre 2021, est inadaptée.

Il faut prendre garde à ne pas repousser les microentrepreneurs vers le travail non déclaré en raison d’une réglementation que l’on souhaite toujours vertueuse, mais qui a souvent des effets contre-productifs.

Pour autant, ce taylorisme numérique est un véritable sujet, que la proposition de loi soulève avec raison. Il instaure une surveillance constante des travailleurs par une intelligence artificielle. Ce management déshumanisant crée un profond sentiment d’anxiété chez les employés, voire de perte de confiance envers l’employeur, pouvant conduire à un désengagement dans le travail. Cependant, ce réflexe législatif est-il le bon ?

Nous avons trop tendance à recourir à la norme pour accompagner l’évolution économique. Une réflexion sur ce thème est d’ailleurs actuellement conduite par nos collègues Olivier Rietmann, Jean-Pierre Moga et Gilbert-Luc Devinaz ; il faut simplifier les normes applicables aux entreprises. La solution est sans doute moins normative que managériale.

Les employés acceptent un peu mieux d’être gérés grâce à une intelligence artificielle, si l’employeur prend le temps de leur expliquer le pourquoi et le comment de cette approche managériale, ce qui contribue à réduire l’insécurité professionnelle ou encore l’asymétrie d’information et de pouvoir. L’employeur doit adapter son style de gestion afin que l’ajout d’une intelligence artificielle soit perçu non pas comme une déshumanisation des ressources humaines, mais comme un « plus » améliorant la gestion des ressources humaines au bénéfice des travailleurs eux-mêmes.

À ce véritable sujet, une réponse pertinente, adaptée et proportionnée s’impose, ce qui n’est pas le cas de la proposition de loi, laquelle, si elle a le mérite d’attirer notre attention, ne peut être adoptée.

En revanche, je nous donne rendez-vous pour la transposition de la prochaine directive européenne, en nous gardant bien de contribuer à la surtransposer !

Ainsi, vous l’aurez compris, le groupe Les Républicains ne votera pas ce texte.

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