Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la révolution numérique a suscité un véritable bouleversement du monde du travail, opérant une transformation en profondeur de notre modèle économique et des métiers qui en constituent l’architecture.
Il est estimé qu’environ la moitié des métiers que les jeunes écoliers d’aujourd’hui exerceront demain n’existent pas encore. Si les potentialités de ce capitalisme numérique sont présentées comme assurément immenses, une telle numérisation du monde, au vu de l’orientation qu’elle a prise, alimente la crainte d’une déshumanisation de la société et d’une robotisation généralisée.
Nous sommes aujourd’hui dans un système où l’utilisateur est poussé par un ensemble de plateformes et de systèmes algorithmiques à générer toujours plus de données, au service finalement d’annonceurs, de publicitaires et de producteurs d’intelligence artificielle. Ces gigantesques masses de données numériques sont valorisées dans ce big data et exploitées au profit des algorithmes d’intelligence artificielle.
Or ce système, mes chers collègues, c’est celui de l’intensification de l’exploitation et de l’aliénation des travailleurs.
J’en veux pour preuve l’enquête du magazine Time, qui a révélé que l’entreprise OpenAI employait des travailleurs kenyans, rémunérés moins de deux dollars de l’heure, pour indexer d’immenses quantités de contenus toxiques circulant sur internet et ainsi nettoyer les données d’entraînement de ChatGPT.
Parce que « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », comme disait Albert Camus, il convient de rappeler que l’intelligence artificielle n’est ni artificielle ni intelligente. Considérer le logiciel ChatGPT comme intelligent, c’est se tromper lourdement sur la nature de notre débat et sur ses enjeux écologiques, politiques et sociaux.
ChatGPT n’est pas simplement un automate computationnel. Il implique l’exploitation des ressources minérales – terres rares – et humaines nécessaires à sa production et à son fonctionnement. Il dépend du travail gratuit des millions d’utilisateurs dont les requêtes améliorent l’algorithme. Par ces « micro-tâches », rémunérées moins de 2 euros de l’heure, on s’affranchit du salariat et on précarise, à l’heure actuelle, des centaines de milliers de personnes à travers le monde, selon les travaux d’Antonio Casilli.
Comme toute révolution technologique, la révolution numérique est au cœur d’un affrontement de classes ; l’industrie du numérique a pour seule obsession de casser le coût du travail, en espérant substituer du capital mort au capital vivant.
Pourtant, cette révolution numérique pourrait créer de nouveaux métiers, augmenter les besoins en formation initiale et professionnelle et offrir la possibilité de réduire le temps de travail pour gagner du temps libre.
Néanmoins, l’orientation choisie par l’industrie du numérique, avec la collaboration aveugle de nos gouvernants, est manifeste : il s’agit d’exercer une pression sur les salaires et sur l’emploi, en captant la valeur, plutôt que d’améliorer l’efficacité sociale du travail. Il s’agit aussi de transformer en plateformes nos services publics et administratifs, créant de facto davantage d’insécurité sociale.
Cette industrie est dominée, à l’exception de la Chine, par une poignée de firmes américaines concentrant des capitalisations boursières démesurées et motivées par une visée politique mondiale, celle d’un capitalisme à son paroxysme, où l’on peut s’arroger certaines prérogatives étatiques en toute impunité.
Face à cela, la France et l’Union européenne ont joué le jeu de la big tech en reléguant le choix de l’outil numérique ou d’un prestataire technique à une logique utilitariste, sans prendre en compte les aspects politiques et stratégiques.
Il est impératif de reprendre la main sur notre destin et de choisir la société dans laquelle nous voulons vivre demain. Nous devons nous réapproprier collectivement nos données sous forme de communs, en exigeant la transparence et la lisibilité des algorithmes participant à l’apprentissage automatique.
Cet espoir de transition numérique, je le place aussi dans notre jeunesse, dans ce nombre considérable de jeunes adultes qui ne supportent plus de faire des « jobs à la con » – entendez par là, mes chers collègues, un travail auquel on ne trouve pas de sens, qui prive d’une réelle protection sociale et dans lequel règne une hiérarchie autre que celle de la compétence.
Parmi ces jeunes, nombreux sont ceux qui veulent créer et entreprendre, mais pas forcément en fondant une start-up pour la revendre au plus offrant et faire fortune. Leur objectif est plutôt d’entretenir et de rendre accessibles, via un réseau numérique, des communs mondiaux d’innovation partagée.
Cette jeunesse pense nouveaux modes de production, coopératives, économie sociale et solidaire, économie circulaire, lutte contre l’obsolescence programmée et mise en commun !
Ces nouveaux terrains de la lutte de classe, où l’on prépare une alternative au monde numérique capitalistique tel qu’il est conçu aujourd’hui, on les retrouve dans les ateliers coopératifs de fabrication et de création numériques, au sein des communautés de développement de logiciels libres, mais aussi dans les plateformes numériques coopératives. Ces tiers lieux préfigurent une possible République des communs.
Oui, mes chers collègues, cette révolution numérique, à l’œuvre depuis des années déjà, nous place au pied du mur du dépassement de la condition salariale. Mais aujourd’hui, nous devons choisir : est-ce pour aller vers une société d’« entrepreneurs de soi-même », sur le modèle des chauffeurs Uber esclaves du diktat du marché, ou est-ce pour construire la société de libres producteurs associés que Marx, d’ailleurs, appelait de ses vœux ?