Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, depuis la nuit des temps, les atrocités qui entourent chaque conflit, chaque guerre, sont légion et témoignent malheureusement de la face obscure et terrible de ce que nous osons encore appeler l'humanité.
La première moitié du XXe siècle, au travers de ses deux conflits mondiaux, mais aussi des nombreux génocides perpétrés tant à l'encontre des Arméniens, des populations juives que des paysans ukrainiens a vu se développer ce que d'aucuns appellent la guerre totale, c'est-à-dire non plus une guerre dont les implications et les conséquences se limiteraient aux seuls champs de bataille et à l'affrontement entre forces armées rivales, mais une guerre qui implique l'ensemble des populations, y compris les civils les plus vulnérables et les plus innocents qui soient.
Nous avons ainsi découvert que les enfants étaient non plus seulement des victimes indirectes des conflits, mais de plus en plus souvent des cibles et des otages délibérés.
Depuis un siècle, déporter, assimiler de force, jusqu'à tuer délibérément l'enfant de l'ennemi, est devenu l'une des méthodes caractéristiques des régimes totalitaires en guerre contre leurs voisins ou contre une partie même de leur population.
La quatrième convention de Genève de 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre a précisément été édictée dans le but de mettre fin à ces pratiques inadmissibles.
Ces exactions, qui sont des crimes contre l'humanité et parfois même de crimes de génocide, n'ont pas pour autant cessé : elles se sont poursuivies ces dernières décennies en Asie, en Afrique ou encore en Amérique latine. Même en Europe, on a vu cette guerre de terreur mise en pratique en ex-Yougoslavie au début des années 1990.
Cependant, ce qui se passe depuis le début de la guerre d'invasion lancée par la Fédération de Russie à l'encontre de l'Ukraine n'a pas de précédent en Europe depuis 1945. Parmi les atrocités sans limites et sciemment orchestrées par tout un régime, le sort réservé aux enfants ukrainiens arrachés à leurs familles et à leur pays est sans doute le plus ignoble et le plus révoltant qui soit.
Dans le mépris total du droit international, la Russie procède depuis plus d'un an à un transfert forcé et massif d'enfants ukrainiens vers son territoire, officiellement afin de les préserver des horreurs d'un conflit que le Kremlin a lui-même déclenché.
Car c'est là une autre caractéristique des régimes totalitaires que de mettre la jeunesse et les enfants au cœur de leur rhétorique propagandiste et de leur mécanique systématique de désinformation. « Enlever et déporter » devient « accueillir et protéger » ; « éradiquer la culture ukrainienne et russifier » devient « éduquer et intégrer ».
Les premiers transferts forcés de civils, et particulièrement ceux d'enfants, ont débuté dès les premières semaines de l'agression russe ; ils se sont amplifiés au fur et à mesure des conquêtes territoriales. L'ouverture de couloirs dits humanitaires, presque tous orientés vers le territoire russe, y a fortement contribué.
Dans les zones de combat, qui touchent souvent indistinctement les populations civiles et les forces militaires, des millions d'habitants de l'est et du sud de l'Ukraine, dont plus de 700 000 enfants, aux dires des autorités russes, se seraient ou auraient été déplacés, pas toujours volontairement, tant s'en faut, vers le territoire de la Russie.
Tout cela s'est fait sous le contrôle exclusif des autorités du Kremlin, sans la présence sur le terrain des organisations internationales et encore moins des autorités ukrainiennes.
C'est ce qui explique principalement que ce phénomène des déportations forcées ait été durant les premiers mois et demeure encore aujourd'hui aussi mal documenté et quantifié. Il est toujours très difficile de connaître objectivement la population ukrainienne qui a été déplacée vers la Russie et, parmi celle-ci, la part de la population qui a véritablement été déportée de force.
Le sort des enfants est encore plus délicat à évaluer.
Ce n'est que depuis février dernier, grâce au travail d'enquête méticuleux, mais malheureusement encore trop partiel, conduit par l'université de Yale, que nous en savons un peu plus sur l'horrible mécanique de déportation systémique mise en œuvre par les autorités russes.
C'est ainsi que nous avons appris l'existence d'au moins une quarantaine de camps de déportation sur le territoire de la Fédération de Russie, ainsi que la présence de véritables centres de tri où nombre d'enfants, à peine arrivés en Russie, ont été séparés de leur famille pour être ensuite envoyés vers des camps de rééducation ou voués au placement de force dans des familles russes après changement de leur nom et de leur état civil.
Nous savons désormais, sans cependant pouvoir documenter précisément chaque cas, que des milliers d'enfants, parfois âgés de quelques mois seulement, ont fait l'objet de véritables rafles au sein d'orphelinats, d'écoles et de maternités dans les régions occupées.
Au milieu de cette horreur s'est ajouté un drame dans le drame : celui de familles qui, dans les zones d'intenses combats, ont été sollicitées afin d'envoyer leurs enfants pour quelques semaines dans de prétendues colonies de vacances hors des zones de combat afin, soi-disant, de les protéger de la guerre. Des enfants qui, de nombreux mois plus tard, ne sont toujours pas revenus…
Mes chers collègues, je vous demande un instant d'imaginer le terrible sentiment de culpabilité qui pèse aujourd'hui sur ces parents qui, de bonne foi, ont donné leur assentiment pour l'envoi de leurs enfants dans ces colonies sans retour.
Même s'il est impossible aujourd'hui d'investiguer dans les territoires ukrainiens toujours sous contrôle des forces russes et si le travail d'enquête ne sera guère facilité lorsque ces territoires seront reconquis, tant les autorités russes s'acharnent à détruire de manière systématique toutes les preuves qui pourraient conduire à leur incrimination, il est essentiel que ces crimes, véritablement constitutifs d'un acte de génocide, soient instamment dénoncés.
Il faut que les États et les institutions internationales, en application du droit international, s'engagent formellement à mettre en œuvre tous les moyens humains, scientifiques et technologiques dont ils disposent pour documenter précisément ces insupportables exactions. Il importe d'exercer toutes les pressions possibles pour permettre dans les meilleurs délais le retour des enfants ukrainiens déportés.
Il y a là une urgence vitale pour des centaines de milliers d'enfants et leurs familles.
Il y a urgence, aussi, à tenter de documenter au plus près et au plus vite ces terribles agissements, car rien ne serait pire que l'impunité des responsables de ces déportations massives et sciemment organisées par manque de preuve.
Il n'y a pas de paix possible sans justice !
Il n'y aura pas de possibilité pour ces enfants de se reconstruire un jour si nous ne sommes pas en mesure de leur garantir la justice, rien que la justice, toute la justice !
C'est le sens de la proposition de résolution européenne que j'avais déposée le 10 février dernier au Sénat. Une résolution qui a été largement réactualisée et enrichie grâce aux apports de nos collègues Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié sénatorial France-Ukraine, et, bien sûr, de Claude Kern et Joëlle Garriaud-Maylam, qui en ont été rapporteurs, respectivement devant la commission des affaires européennes et devant la commission des affaires étrangères de notre Haute Assemblée.
C'est grâce à eux et à vous tous, dans un élan véritablement transpartisan, que notre résolution a été adoptée à l'unanimité dans nos deux commissions et qu'elle est formellement devenue résolution du Sénat le 17 avril dernier. Je vous en remercie.