Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, nous ne devons pas craindre de nous répéter ce matin.
Je tiens à dire en préambule que nous comptons sur le Gouvernement pour fédérer toute la communauté internationale autour de ce drame.
Depuis maintenant plus d'un an, l'invasion russe de l'Ukraine se poursuit et avec elle son cortège de morts, de souffrances et de destructions. Les dizaines de milliers de vies qu'elle a enlevées, les millions de destins qu'elle a brisés nous heurtent au plus profond de nous-mêmes. Il s'agit, pour reprendre les mots d'Antonio Guterres, d'« un affront à notre conscience collective ».
Naturellement, toutes les victimes de cette absurde agression éveillent en nous un sentiment de compassion, d'indignation et parfois de légitime colère. Mais certaines situations nous révoltent instinctivement encore plus : les enfants, symboles du martyr de l'innocence aux mains de la barbarie, sont les victimes que nous voudrions ne jamais avoir à déplorer. Et pourtant, au moins 500 d'entre eux ont déjà été tués depuis le début des hostilités. Plus d'un millier ont été blessés et un nombre incalculable subit, d'une manière ou d'une autre, le chaos engendré par la guerre : ils sont orphelins, séparés de leurs familles, déplacés en Ukraine ou exilés en Europe ; ils vivent dans des conditions dangereuses et précaires ou sont exposés aux risques d'abus et d'exploitation en tout genre.
Ils sont aussi déportés en Russie. Oui, déportés ! Ce mot, que l'on croyait banni à jamais du vocabulaire européen, est pourtant celui qui s'impose pour nommer la réalité vécue par tant d'enfants ukrainiens. Entre les 20 000 enfants qui ont été officiellement identifiés par le gouvernement ukrainien et les 700 000 évoqués par plusieurs sources, y compris russes, il reste extrêmement difficile de savoir combien d'enfants sont touchés par ce rapt de masse.
Pour autant, si l'ampleur du phénomène reste à déterminer avec précision, son existence ne souffre d'aucune contestation, d'autant que, comble du cynisme, ces déportations sont revendiquées par les autorités russes elles-mêmes, qui prétendent sauver ces enfants en les mettant à l'abri des combats.
Certes, la rhétorique du Kremlin nous avait habitués de longue date à ces accommodements avec la vérité. Mais depuis le début de « l'opération militaire spéciale » en Ukraine, la propagande russe se mue en caricature de 1984 d'Orwell. Jour après jour, elle donne raison à Soljenitsyne pour qui « tout homme qui choisit la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle ».
Ces mensonges, auxquels personne ne peut décemment croire, sont proférés pour étayer tant bien que mal un récit bancal, que Moscou s'échine à construire pour justifier sa guerre.
Dans cette réalité alternative, les dirigeants ukrainiens sont ravalés au rang de néonazis contrôlant le poste avancé d'un Occident belliqueux et menaçant la Russie. Quant à l'Ukraine, elle n'est qu'une province injustement arrachée à la mère patrie. Et la nation ukrainienne, depuis toujours consubstantielle à la nation russe, n'existe tout simplement pas.
Chacun peut s'en rendre compte en contemplant le courage et la détermination avec lesquels les Ukrainiens défendent leur pays : la fable russe est d'une incroyable inconsistance. Alors, pour que la réalité rejoigne un tant soit peu la fiction, Moscou cherche par tous les moyens à russifier les territoires soumis.
Dans cette mécanique, l'enlèvement d'enfants à grande échelle occupe une place tout à fait centrale, car déporter les enfants, c'est avant tout chercher à priver l'Ukraine de son identité et surtout de son avenir. Pour servir cette entreprise, les Russes et leurs affidés ont mis en place un véritable système, aussi complexe qu'insidieux.
Celui-ci débute avec le ciblage des enfants, qui doivent être isolés de leur famille. Ceux qui se trouvent déjà placés en institution ou en orphelinat, ceux qui sont hospitalisés ou séparés de leurs parents dans les sinistres « camps de filtration » sont les plus touchés. Mais les autorités russes poussent la perfidie jusqu'à inciter les familles ukrainiennes à envoyer leurs enfants dans ce qui est présenté comme des « colonies de vacances », loin des zones à risques.
Pour certains, le parcours se poursuit avec leur transfert dans des « camps de rééducation » disséminés sur tout le territoire russe, jusqu'en Sibérie. L'objectif de cette troublante évocation du goulag est à la fois simple et terrible : « extirper » leur identité ukrainienne et les conditionner à devenir d'authentiques citoyens russes.
Pour d'autres, le parcours se termine par leur adoption par des familles russes, présentée comme un acte de pure bienveillance. Plusieurs décrets ont d'ailleurs été pris pour encourager les processus d'adoption, mais aussi pour simplifier les procédures de changement d'identité, de nationalité et de filiation de ces enfants.
En droit international, ces actes s'apparentent largement au crime de génocide. Seule l'intention finale, bien qu'elle apparaisse assez évidente, reste, semble-t-il, à caractériser sans équivoque. En revanche, ces actes relèvent sans ambiguïté de la catégorie des crimes de guerre. C'est d'ailleurs cette qualification qu'a retenue la Cour pénale internationale (CPI) pour émettre le 17 mars un mandat d'arrêt international à l'encontre de la commissaire russe aux droits de l'enfant, mais aussi, et surtout, de Vladimir Poutine.
Ces poursuites internationales, qui visent le chef d'un État membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, sont un véritable coup de tonnerre diplomatique, qui témoigne de l'extrême gravité des faits. Ces derniers, à défaut de pouvoir être immédiatement condamnés sur le plan judiciaire, puisque la Russie n'est pas partie au statut de Rome, doivent l'être sur le plan politique avec la plus grande fermeté.
L'intitulé du débat de ce jour nous invite toutefois à aller au-delà de la nécessaire condamnation de ces crimes et à nous interroger sur la manière de rendre possible le retour des enfants déportés en Russie.
Jusqu'à présent, rien, ni les revers militaires, ni la contestation intérieure, ni les sanctions, n'ont permis de faire reculer Vladimir Poutine. Nos moyens d'action peuvent donc sembler relativement limités.
Il est toutefois indispensable, pour tenter de prévenir autant que possible les méfaits des autorités russes à l'égard de ces enfants, de les faire connaître. Notre débat, modestement, y contribue, tout comme la proposition de résolution européenne récemment adoptée sur l'initiative d'André Gattolin et après le rapport de notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam.
Il s'agit d'un préalable indispensable au maintien, voire à l'accentuation, de la pression internationale sur ce sujet. Comme le suggère la résolution européenne du Sénat, le Gouvernement pourrait dans ce contexte engager une initiative diplomatique multilatérale. Son objectif devrait être double : d'une part, permettre l'accès des organisations humanitaires à ces enfants et, d'autre part, ouvrir des canaux de communication et des routes de retour.
Il est surtout fondamental que, à travers cette initiative, les familles ukrainiennes sachent qu'elles ne sont pas seules et que nous nous tenons à leurs côtés. Certaines d'entre elles se sont lancées, avec un courage confondant, dans des périples vertigineux pour retrouver la trace de leurs enfants, franchissant parfois plusieurs frontières pour contourner les lignes de front et parcourant des milliers de kilomètres, y compris en territoire russe.
Des institutions et organisations non gouvernementales ukrainiennes accompagnent ce combat et accomplissent une tâche colossale de recensement, d'identification et de localisation des enfants. Sans leur travail, conjugué aux enquêtes menées par certaines instances internationales, le rapatriement des enfants ukrainiens resterait sans doute un vœu pieux.
Grâce à elles, un peu plus de 300 enfants auraient à ce jour pu retrouver leur pays, voire leur famille. Cela montre que, malgré le danger, malgré l'immensité des difficultés, leur retour est possible. Fournir à ces structures tout le soutien possible, qu'il soit humain, technique, matériel ou financier, voilà une autre piste d'action mise en avant par la résolution. Je ne peux évidemment qu'y souscrire.
Madame la secrétaire d'État, l'Ukraine a besoin de notre aide pour faire cesser l'invasion. Continuons demain, comme nous l'avons fait hier et comme nous le faisons aujourd'hui, à la lui apporter sans réserve.
Mais ces enfants, ces familles, ont aussi besoin de notre aide. Alors, soyons au rendez-vous de la dignité la plus élémentaire, de l'avenir aussi, pour que cette génération d'enfants traumatisés à vie par la guerre ne devienne pas, en plus, une génération volée.
Le sujet d'une dissertation de philosophie que j'ai eu à traiter me revient à l'esprit : l'acte humain peut-il être inhumain ? Je crois que nous avons aujourd'hui la réponse.