Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l'ouverture du monde numérique aux enfants est un défi majeur à la fois pour les familles et pour les pouvoirs publics, en particulier en matière d'éducation et de santé publique. Nous commençons seulement à prendre la mesure des répercussions qu'a sur la santé, le bien-être et le développement de nos enfants un accès potentiellement permanent aux contenus des réseaux sociaux ou des sites internet via les smartphones.
C'est pourquoi je regrette que ce sujet ne soit pas pris à bras-le-corps par le Gouvernement dans le cadre d'une politique publique nationale réunissant tous les acteurs pouvant agir en la matière.
Actuellement, le Sénat est invité à se prononcer sur quatre initiatives visant la protection des mineurs dans l'univers numérique. Outre cette proposition de loi, nous ont été transmises de l'Assemblée nationale, premièrement, une proposition de loi relative à la prévention de l'exposition excessive des enfants aux écrans, qui rappelle une initiative et des travaux de notre collègue Catherine Morin-Desailly en 2018, deuxièmement, une proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, dont la rapporteure pour le Sénat sera Mme Borchio Fontimp, et, troisièmement, une proposition de loi visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, que le Sénat a adoptée hier soir, dont Mme Amel Gacquerre était la rapporteure.
Nous ne pouvons pas continuer à légiférer ainsi, en ordre dispersé, sur des sujets variés mais tous connexes, sans vision globale. Monsieur le garde des sceaux, je pense que les Français n'attendent pas du Parlement cette façon de travailler ; ils l'attendent encore moins pour un enjeu aussi important. Ce dernier aurait nécessité que les ministres de la santé, de la justice et de l'éducation nationale, entre autres, œuvrent tous ensemble avec le Parlement. Envisager une élaboration collective aurait fait consensus. Malheureusement, nous travaillons de façon tronçonnée…
Surtout, une réponse législative n'est pas suffisante : tous les acteurs s'accordent à dire que c'est la prévention, l'éducation et la sensibilisation qui sont efficaces en la matière.
S'agissant du sujet qui nous occupe, tous les moyens devraient être mobilisés pour alerter les parents des conséquences d'une diffusion d'images ou, plus généralement, de contenus relatifs à la vie privée de leur enfant dans l'espace numérique en raison des utilisations préjudiciables qui peuvent en être faites par la suite : harcèlement scolaire, détournement sur des sites pédocriminels, usurpation d'identité, atteinte à la réputation… Malheureusement, j'en oublie.
Il est particulièrement important que la sensibilisation soit organisée par l'État de manière uniforme sur tout le territoire, car les inégalités en fonction du milieu social sont très importantes en la matière, comme l'ont rappelé la Défenseure des droits et le Défenseur des enfants, que nous avons auditionnées.
Pour ma part, je souhaite exprimer trois requêtes au Gouvernement.
Ma première demande est la réactualisation du carnet de santé, qui n'a pas été mis à jour depuis 2018 : le conseil de ne pas mettre de téléviseur dans la chambre des enfants est totalement obsolète. Il faudrait passer à autre chose, à l'heure des tablettes et des smartphones, et prévoir une information précise sur l'utilisation des écrans et sur l'exposition à ces derniers.
Utilisons ce moyen important et encore sous format papier pour faire le lien entre parents, éducateurs, école… On ne peut pas en rester à la situation actuelle ; l'information serait ainsi diffusée à tous. Il faudrait à mon avis – je l'ai mentionné – deux volets : l'un sur la consommation d'écrans par les enfants en fonction de leur âge, l'autre sur le sujet de cette proposition de loi, à savoir l'exposition des enfants et de leur vie privée sur les réseaux sociaux.
Ma collègue Alexandra Borchio Fontimp a eu la même idée, déposant des amendements en ce sens, mais, comme il s'agit d'une mesure réglementaire, elle a été déclarée irrecevable au nom de l'article 41 de la Constitution. Nous ne pouvons donc pas en discuter aujourd'hui, même dans le cadre d'un amendement d'appel, ce que je regrette. Pour cette raison, monsieur le garde des sceaux, je vous demande que cette modification soit prise en compte.
Ma deuxième demande est l'élaboration d'un véritable programme de santé publique qui permettrait à chaque âge, de la crèche en passant par la maternelle jusqu'au lycée, d'établir des critères précis sur les connaissances que les enfants doivent acquérir, par exemple les dangers auxquels ils sont exposés : exposition aux écrans, harcèlement, alimentation, drogues...
Ma troisième demande est l'insertion dans le code de la santé publique d'un livre consacré aux politiques de protection et de prévention à mener en matière de numérique, notamment sur le temps d'exposition aux écrans et sur la protection de la vie privée des enfants. Il y a plusieurs années, lorsque j'étais députée, j'avais permis, dans le cadre de l'examen de la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST, la création d'un livre dans le code de la santé publique sur les troubles du comportement alimentaire. Désormais, il est plus qu'urgent d'accomplir la même chose pour le numérique. Cela relève du domaine législatif, aussi, j'espère que nous pourrons bientôt nous en charger. C'est pour cela que je regrette vraiment que nous n'ayons pas examiné un texte traitant le sujet dans son ensemble.
Vous l'aurez compris, si je suis convaincue par l'objet de cette proposition de loi, ses auteurs mettant le doigt sur un phénomène certes émergent, mais préoccupant, il me semble que, pour être efficace, la réponse ne peut pas être seulement législative et sectorielle, comme proposé. Elle doit être plus globale. Cependant, la proposition de loi que nous examinons a le mérite de favoriser une prise de conscience collective sur le droit à l'image des enfants. Bruno Studer lui-même l'a décrite comme « une loi de pédagogie » à destination des parents.
Je pense que nous pouvons souscrire à cet objectif en recentrant cette proposition de loi sur l'essentiel, sans oublier que veiller au respect de la vie privée de l'enfant fait déjà partie de la mission exercée conjointement par les parents dans le cadre de l'autorité parentale, à savoir « protéger [l'enfant] dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne ». Il me semble que, puisque beaucoup d'entre nous ont été maires, nous connaissons bien ces paroles pour les avoir prononcées lors des mariages.
C'est pourquoi la commission a adopté l'article 1er qui vise à introduire la protection de la vie privée de l'enfant parmi les obligations des parents au titre de l'autorité parentale. Nous en avons préféré la rédaction initiale qui rattache la vie privée de l'enfant au « respect dû à sa personne », sans la placer sur le même plan que la sécurité, la santé et la moralité. En effet, pour assurer ces trois finalités fondamentales, les parents ont un devoir de surveillance dont le degré d'intensité varie selon l'âge, la maturité et la capacité de discernement de l'enfant. Ce devoir peut justifier une atteinte à la vie privée de l'enfant, par exemple pour vérifier avec qui il correspond ou qui il rencontre, dans le but de le protéger.
En revanche, la commission a supprimé l'article 2, qui n'est qu'une simple répétition, spécifiquement consacrée au droit à l'image, des dispositions des articles 371-1 et 372 du code civil. L'utilisation du code à des fins pédagogiques doit être limitée à l'essentiel. C'est déjà ce que vise l'article 1er.
À l'article 3, qui n'était qu'un simple rappel du droit existant, nous avons inscrit que « la diffusion au public de contenus relatifs à la vie privée de l'enfant », ce qui comprend photos et vidéos, nécessite l'« accord de chacun des parents ». Cette disposition éviterait toute divergence d'approche entre juridictions pour décider s'il s'agit d'un acte usuel ou non usuel et permettrait au parent non consentant de saisir le juge aux affaires familiales (JAF) d'une demande d'interdiction.
Il s'agirait là d'instaurer un véritable changement de paradigme pour mettre fin à l'insouciance avec laquelle les parents postent dans des proportions incroyables des photos de leur enfant sur les réseaux sociaux, comme vous l'indiquiez, monsieur le garde des sceaux. Ils seraient obligés de réfléchir ensemble avant de diffuser au public une image de leur enfant qui pourrait avoir des conséquences préjudiciables pour celui-ci. Je précise bien « au public » et non sur des réseaux privés, intrafamiliaux. Nous avons choisi une formulation large pour inclure toute information relative à la vie privée et couvrir ainsi toute situation, comme la divulgation d'un bulletin de santé.
La commission a supprimé l'article 4 qui tendait à permettre une délégation forcée de l'exercice du droit à l'image de l'enfant lorsque la diffusion de l'image de celui-ci porte gravement atteinte à sa dignité ou à son intégrité morale, ce qu'on appelle les prank. L'article ne semble en effet pas opérant : en pratique, cette délégation n'aurait que peu d'effet, puisque le parent continuerait à pouvoir filmer ou photographier l'enfant dans son quotidien et poster ces images sur les réseaux sociaux.
Par ailleurs, ce serait mettre sur le même plan des comportements de gravités très différentes, la délégation d'autorité parentale étant réservée au « désintérêt manifeste » des parents, à « l'impossibilité d'exercer tout ou partie de l'autorité parentale » ou au meurtre d'un parent par l'autre. Avouez que mettre les images à la suite serait un peu curieux.
Dans tous les cas, je rappelle que la diffusion d'images de l'enfant « port[ant] gravement atteinte à la dignité ou à l'intégrité morale de celui-ci » caractérise des carences éducatives qui peuvent justifier la saisine du juge des enfants en vue du prononcé de mesures d'assistance éducative. Il n'y a donc pas de vide juridique en la matière, ce qui nous a été confirmé lors de toutes les auditions que nous avons réalisées.
Enfin, pour compléter l'article 3 qui pose le principe d'un accord des deux parents pour publier une photo ou une vidéo d'un enfant, la commission a adopté un article 5 permettant à la Commission nationale de l'informatique et des libertés d'agir en référé dès lors qu'il y a une atteinte aux droits des mineurs en matière de données à caractère personnel, sans condition de gravité ou d'immédiateté. La Cnil pourrait sur cette base demander le blocage d'un site internet dont l'éditeur ne répondrait pas aux demandes d'effacement ou ne prouverait pas avoir l'accord des deux parents pour la publication relative à l'enfant.
Voici, mes chers collègues, le texte que je vous invite à adopter. La question de la protection des enfants est importante ; aussi, je répète mes regrets de l'examiner de cette façon, elle qui touche chaque foyer en France et concerne tous les acteurs, quels qu'ils soient, à presque tous les âges. C'est vraiment dommage. Ensemble, nous aurions établi – je le pense – un texte qui aurait été adopté à la fois par l'Assemblée nationale et par le Sénat, et par tous les groupes.