Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous évoquons ici un drame, à savoir le plus grand transfert de masse de population en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Qui plus est, il s’agit d’enfants…
Ces transferts forcés ont commencé en 2014 dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie, en Crimée et dans le Donbass. Mais ils s’opèrent désormais malheureusement à très grande échelle depuis l’agression russe du 24 février 2022 contre l’ensemble de la nation ukrainienne.
Selon certaines sources, jusqu’à 700 000 enfants sont actuellement en Russie. La Russie qualifie ces déplacements de « mises à l’abri ». Le défenseur des droits ukrainien estime, lui, qu’au minimum 150 000 enfants ont été ainsi déportés. Un peu plus de 19 000 enfants sont identifiés de manière formelle sur le territoire russe.
Il existe 43 centres, dans lesquels seraient passés au minimum 6 000 enfants, selon les sources et les observations. Cela a été rappelé, ces centres sont de pseudo-colonies de vacances forcées en zone occupée. Des rafles, dont les descriptions font parfois froid dans le dos, ont lieu dans les écoles et les centres d’aide sociale à l’enfance dans les territoires occupés par la Russie. Des séparations sont effectuées dans les zones de combat ou lors du passage par les centres de filtration, comme ce fut le cas en particulier lors de l’évacuation de Marioupol. Voilà comment l’on sépare les enfants de leurs parents. Voilà comment l’on transfère de manière forcée des enfants ukrainiens vers la Russie !
Il est si difficile de savoir où sont ces enfants et de les identifier que seuls 360 d’entre eux ont pu revenir en Ukraine, auprès de leurs parents. Souvent, les familles prennent des risques importants pour aller les chercher et les ramener dans leur pays. Certains retours se font sur la base d’échanges entre prisonniers russes et enfants ukrainiens, mais cela reste marginal.
Comme le président ukrainien l’a rappelé dans une interview, la plupart des enfants du personnel de la centrale nucléaire de Zaporijjia, à Enerhodar, ont été capturés et les parents ont été victimes d’un chantage : soit ils prenaient la nationalité russe, soit ils ne revoyaient plus leurs enfants. Voilà comment fonctionne la Fédération de Russie !
C’est sur la base de toutes ces preuves que deux mandats d’arrêt ont été émis par la Cour pénale internationale à l’encontre, d’une part, du président russe et, d’autre part, de Maria Lvova-Belova, la prétendue commissaire russe aux droits de l’enfant. Il est clair que le reste de la chaîne de commandement et d’exécution de ces crimes ne restera pas non plus impuni. Le mandat d’arrêt de la CPI conduit aujourd’hui les autorités d’Afrique du Sud à suggérer au président russe de ne pas se rendre au sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), car il risquerait de se trouver en état d’arrestation.
On sait aussi grâce à de multiples témoignages que les enfants ainsi transférés de force vers la Russie subissent des formations idéologiques. On les oblige à renoncer à la nationalité ukrainienne, on les monte contre la nation ukrainienne et contre leurs anciens parents, on nie leur filiation. Ces éléments constituent des infractions sous-jacentes au crime de génocide. Il n’est pas du tout impossible que, à la fin, l’ensemble de la chaîne de commandement et d’exécution de ces crimes puisse être accusée de crimes de génocide.
Cela a été rappelé, la société russe, malgré une propagande et des incitations très fortes à l’adoption, demeure particulièrement réservée sur les faits commis. Finalement, peu d’adoptions ont lieu. Ce sont surtout des institutions religieuses sans contrôle, où la maltraitance est le lieu commun, qui « recueillent » ces enfants dans les conditions les plus terribles. La société russe, malgré la propagande pourtant très forte de son régime, n’est donc pas dupe et n’accompagne pas nécessairement les exactions des autorités russes.
La rupture des liens de filiation pour les quelques centaines d’enfants qui ont été adoptés, l’effacement de leur état civil ukrainien alors que leurs parents biologiques sont vivants, sont aussi des crimes.
Madame la secrétaire d’État, il faudra être particulièrement vigilant. Ni la France ni aucun État européen ne doit reconnaître les nouveaux documents d’identité émis par la Russie après l’effacement d’un état civil préexistant et la mise en place d’identités inexactes, fausses, falsifiées. C’est un point important.
Certes, nous devons parler des sanctions, car il ne doit y avoir d’impunité pour personne, mais le plus urgent, aujourd’hui, est de penser à ces enfants, de faire en sorte qu’ils puissent revenir le vite possible en Ukraine et retrouver leur famille.
Sur ce point, je dois saluer la mobilisation de la France et d’un certain nombre d’éléments de la société civile française.
Ainsi, l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! a transmis des communications très précises au bureau du procureur de la Cour pénale internationale.
Le Conseil national des barreaux (CNB) a effectué des missions en Ukraine. Elle y a envoyé la première délégation officielle d’avocats européens et a fait des propositions très précises.
L’application Reunite Ukraine, initialement créée par des Français vivant à l’étranger ayant connu l’expérience de séparations forcées d’enfants, a évolué. Elle a été développée, en particulier avec les autorités ukrainiennes, en vue de permettre aux familles ukrainiennes de se retrouver lorsque c’est possible.
Enfin, des parlementaires, à l’Assemblée nationale et au Sénat, ont déposé, à l’instar de notre collègue André Gattolin, des propositions de résolution visant à rappeler que nous ne saurions tolérer la situation actuelle et que, au-delà de la constatation et de la punition de ces transferts forcés, il est indispensable de réagir au plus vite.
Cela a été dit, la Russie prétend que c’est au nom du droit humanitaire qu’il fallait sortir les enfants des zones de conflit. Dans l’absolu, cela est vrai, mais ce n’est pas à des belligérants qu’il revient de le faire ! Le fait pour un belligérant d’agir ainsi est en soi un crime de guerre.
Par ailleurs, une telle initiative, même si elle n’émane pas d’une partie au conflit, ne peut être mise en œuvre que de manière momentanée, sans cacher l’identité des personnes déplacées ou empêcher leur identification. Or les autorités russes agissent de cette façon et, en outre, nient l’identité ukrainienne de ces enfants, le fait qu’ils sont séparés de leurs familles et l’existence de crimes de filiation.
Il ne s’agit donc en rien d’une action de protection ! C’est une action de séparation, visant à couper les enfants de leurs origines, de leurs parents. C’est un crime de guerre, et probablement un crime de génocide. C’est la raison pour laquelle il n’est pas tolérable de laisser ces actes impunis ou de ne pas aller au bout de notre démarche.
Madame la secrétaire d’État, au regard de l’implication de notre pays, de notre société civile et du Parlement français, le Gouvernement doit, lui aussi, prendre un certain nombre d’engagements.
J’évoquerai aussi l’Unicef, qui est une agence des Nations unies, lesquelles fonctionnent comme elles le peuvent compte tenu de la place qu’occupe la Russie au sein du Conseil de sécurité.
Tout d’abord, il est indispensable que nous exercions aujourd’hui, avec nos partenaires européens et l’ensemble des pays qui sont sensibles à cette question, une pression maximale afin de permettre à l’Unicef, qui y est prête, de se rapprocher des enfants qui ont été emmenés en Russie. La France doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour que cela soit fait.
Ensuite, l’Unicef doit pouvoir observer la situation, rédiger un rapport sur tous les actes constitutifs d’infractions et permettre l’identification de l’ensemble des enfants ukrainiens qui sont en Russie afin que ceux-ci puissent revenir dans leurs familles.
Enfin, il est important que la conférence sur cette question, annoncée par la présidente de la Commission européenne, se tienne à un haut niveau et qu’y participent des représentants de l’ONU, de l’Unicef et du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).
Il conviendrait aussi, madame la secrétaire d’État, compte tenu de la situation, que vous preniez l’initiative de remettre sur le métier la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur élargissant la compétence du juge français pour connaître des crimes contre l’humanité, des crimes de génocide et des crimes de guerre.
À ce stade, nous devons être vigilants sur ces actions. La France doit être à l’avant-garde de la mobilisation pour défendre la capacité d’agir de l’Unicef. Rien ne doit manquer à notre solidarité avec l’Ukraine et son peuple dans son combat pour la liberté. Longue vie aux enfants d’Ukraine ! Slava Ukraïni !