Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, une lente et inquiétante érosion de notre souveraineté agricole et alimentaire : tel est, en substance, le constat du rapport de la mission d'information sur la compétitivité de la ferme France de septembre 2022, qui a inspiré la proposition de loi dont nous allons débattre. Et il serait sans doute plus juste de parler de rapports, au pluriel, car cette proposition de loi est aussi l'aboutissement d'un travail lancé en 2019, avec un premier rapport d'information de Laurent Duplomb.
Avant d'en venir aux constats et aux mesures proposées, je souhaite saluer la qualité du travail mené par le Sénat, depuis le constat éclairant posé par la mission d'information jusqu'à cette proposition de loi cosignée par plus de 170 parlementaires issus de cinq groupes politiques différents. Je souhaite également saluer le travail de votre rapporteur, ainsi que de la commission et de ses services, et la qualité des échanges que nous avons eus en vue de l'examen de ce texte.
C'est un débat utile que nous allons mener, alors que la concertation sur le projet de loi d'orientation et d'avenir agricoles (PLOA), que j'ai lancée en décembre dernier et qui a eu lieu dans tous les territoires dont vous êtes élus, s'achèvera prochainement.
Je souhaiterais tout d'abord évoquer les constats qui ont nourri cette proposition de loi, pour vous dire que je puis naturellement en partager une partie.
Sans doute n'aurons-nous pas tout à fait la même appréciation sur ce que le Président de la République et le Gouvernement ont essayé de mettre en œuvre depuis 2017 pour répondre aux difficultés de notre agriculture, notamment en matière de compétitivité, et donner à cette dernière de nouvelles perspectives.
Je pense notamment aux allègements de cotisations patronales, à la création d'un fonds de portage du foncier, dont le prix en France est un élément d'attractivité, au soutien à la modernisation de notre outil de production avec France Relance ou France 2030, ou à des réformes plus structurelles, comme les lois Égalim, le Varenne agricole de l'eau et de l'adaptation au changement climatique et la réforme de l'assurance-récolte.
Je pense aussi à la question des clauses miroirs et de la réciprocité des normes qui, pour la première fois, a été mise à l'agenda européen – même si nous devons aller plus loin et avancer vers une généralisation. Cette question est au cœur de la bataille que nous devons mener pour garantir à nos producteurs équité et loyauté par rapport à nos concurrents étrangers.
De même, je ne présenterais pas la stratégie du Gouvernement comme fondée uniquement sur la montée en gamme. D'ailleurs, la montée en gamme est une politique déjà ancienne et constante, et je ne vous ferai pas l'offense de rappeler quand furent créées les indications géographiques protégées (IGP) et les appellations d'origine contrôlée (AOC)… Elle a soutenu certains des produits qui se vendent le plus aujourd'hui. L'enjeu est plutôt de trouver un équilibre entre la montée en gamme et la nécessité de satisfaire les besoins de toute la population, mais vous ne dites pas autre chose, je crois.
Cela fait soixante ans que nous développons les signes officiels de qualité. Combien ont été créés ces cinq ou six dernières années ? Beaucoup moins sans doute qu'au cours des cinq ou six dernières décennies.
Dans le discours que le Président de la République a prononcé à Rungis, il me semble que la qualité était plutôt présentée comme un élément permettant de créer une rémunération supplémentaire. Assumons collectivement d'avoir porté ces signes de qualité, car nous pouvons en être fiers. On le voit bien, pour les fromages par exemple, les installations sont plus nombreuses là où il y a un label de qualité, comme le Comté. Ces labels sont donc un atout pour notre pays, notamment pour nos exportations.
Au-delà de ces divergences, il me semble, comme à vous, que la perte de notre souveraineté alimentaire, que les auteurs du rapport font remonter à la fin des années 1990, est un fait majeur. Nous pouvons en tirer quelques enseignements pour relever les défis auxquels notre agriculture fait face.
Tout d'abord, nous devons comprendre que ce qui a été défait pendant des années ne pourra se reconstruire du jour au lendemain. Il faut donc poser les enjeux et avancer les solutions avec humilité, en assumant aussi la complexité des sujets et en refusant de tomber dans les caricatures – je sais que cette proposition de loi a pu en faire l'objet. Veillons à ne pas caricaturer les positions des uns et des autres, comme l'a bien dit Mme le rapporteur, car nous défendons tous la compétitivité de notre agriculture.
Le second élément est naturellement la question du changement climatique, qui se pose aujourd'hui avec une urgence inédite et qui va forcément constituer un impératif pour penser la façon de rebâtir notre souveraineté alimentaire.
La souveraineté alimentaire sera durable et résiliente ou elle ne sera pas. En effet, notre agriculture ne pourra pas produire en quantité et en qualité suffisante sans une adaptation des systèmes de production pour préserver l'accès aux moyens de production que sont les sols, la biodiversité et les ressources naturelles comme l'eau. La souveraineté alimentaire ne s'oppose pas à la transition écologique, bien au contraire. Nous devons le dire aux agriculteurs.
Cela ne signifie pas que l'on doit pudiquement fermer les yeux sur des problématiques comme celles de la compétitivité ou de la compétitivité-prix de l'agriculture. Au contraire, ces questions existent. Elles sont au cœur de cette proposition de loi et des défis que nous devons relever pour l'avenir de notre agriculture. Elles sont également présentes dans les concertations en cours sur le PLOA, auxquelles j'ai pu assister ou que l'on m'a relatées.
La compétitivité, ce n'est pas un gros mot ! Dire que, depuis trop longtemps, nous croyons en France qu'une norme ou une interdiction produit une solution, ce n'est pas remettre en cause notre ambition environnementale et sociale.
Dire que nous ne pouvons pas agir seuls, avant tous les autres partenaires et concurrents européens, comme si nous étions sur une île, c'est au contraire considérer qu'il y a un lien indissociable entre souveraineté alimentaire, changement climatique et sécurité alimentaire.
Dire que nous avons besoin de transitions, ce n'est pas en rabattre sur les objectifs : c'est se donner une perspective et des moyens pour les atteindre.
Si nous sommes sans cesse en train de produire de nouvelles normes et de nouvelles contraintes pour notre agriculture, dans une sorte de course folle, c'est l'existence même des outils de production agricoles et agroalimentaires dans nos territoires qui sera remise en question, et même, celle de nos agricultrices et agriculteurs. Les auteurs du rapport le disent clairement.
C'est la question de notre capacité à assurer l'accès à une alimentation en quantité et en qualité suffisante, notamment aux plus modestes, qui sera posée.
C'est l'importation, dans nos assiettes, de produits ne respectant pas nos standards environnementaux qui deviendra la norme.
C'est notre vocation exportatrice, qui peut être aussi un élément de stabilité géopolitique, qui sera remise en cause, alors même que la guerre en Ukraine démontre l'importance de la sécurité et de la souveraineté alimentaires.
Tout cela se tient, et la question est celle du chemin à emprunter. Mais il ne peut s'agir en aucun cas d'opposer impératif productif et impératif climatique.
C'est dans cette perspective que se déroule d'ailleurs la concertation sur le PLOA. Nous devons tous, à mon sens, être attentifs à préserver l'esprit des concertations en cours.
Tout d'abord, j'ai voulu qu'elles se fondent sur des constats factuels, et non pas autour d'objets politiques prédéfinis. Je crois que c'est aussi pour cela que les acteurs qui y participent saluent, à ce stade, un exercice plutôt réussi.
J'ai voulu que l'on assure le respect de la diversité des avis, des pratiques, des solutions et des modèles, que les acteurs puissent se projeter à l'horizon 2040 et que nous assumions, ensemble, les objectifs européens et français en matière climatique, environnementale et sociale, tout en assurant notre souveraineté alimentaire.
Telle est sans doute, à ce stade, la réussite principale de cette concertation : faire en sorte que les agriculteurs puissent reparler de ce qu'ils font – c'est un élément important de la reconnaissance que nous leur devons –, mais aussi mettre autour de la table des personnes issues d'horizons différents, pour penser ensemble un chemin.
Comme vous le savez, la concertation se déploie à des échelons différents, et je salue l'implication des régions et des chambres d'agriculture dans ce travail : cette concertation a une dimension nationale, avec les trois groupes de travail, ainsi qu'une dimension régionale, dans les territoires, car les solutions seront très largement différentes selon les contraintes locales. Elle se tient également auprès des jeunes, dans les établissements de l'enseignement agricole, avec une consultation dédiée, ainsi qu'auprès du grand public.
Ce sont des éléments de méthodes précieux, sur lesquels je voulais insister, et je sais que l'initiative du Sénat ne s'inscrit aucunement dans une forme de remise en cause de la concertation en cours, mais plutôt dans la volonté d'ouvrir, avec exigence – comme souvent ici – un certain nombre de débats sur l'avenir de notre agriculture et notre souveraineté alimentaire.
Le PLOA a sans doute vocation à élargir encore le spectre des sujets dont nous aurons à débattre. Je pense notamment à un certain nombre d'enjeux que nous devons interroger ou réinterroger pour mieux armer notre agriculture face aux grands défis de demain, comme le réchauffement climatique ou le problème foncier.
Comment pouvons-nous massifier les transitions systémiques des exploitations et nous préparer à opérer des transitions de rupture dans des territoires qui en auront besoin ?
Comment imaginer un nouveau cadre de financement de l'agriculture pour couvrir les besoins sans précédent de capitaux liés à la reprise d'au moins un tiers des fermes françaises ? Le texte aborde cette question.
Comment répondre aux besoins d'investissements dans l'appareil productif et la recherche et le développement pour faire face aux transitions ?
Comment améliorer l'attractivité des formations et des métiers, y compris pour celles et ceux qui ne sont pas issus du monde agricole, et permettre une meilleure compréhension par la société et une meilleure connaissance des métiers, des contraintes et des exigences du secteur ?
Comment faciliter, accélérer et systématiser la mobilisation des connaissances produites par la recherche, le développement et l'innovation agricoles français, pour accélérer la diffusion de la connaissance et rendre opérationnelles les solutions et innovations face à l'accélération des situations d'impasses et des impacts à venir du changement climatique ?
Enfin – c'est l'un des sujets également soulevés par cette proposition de loi – comment préserver un cadre équitable et soutenable de financement de la transition de l'agriculture et limiter toute concurrence déloyale en matière environnementale, climatique et sociale ?
Dans ce contexte, au-delà même de la question de la compétitivité, à laquelle elle ne saurait être réduite, cette proposition de loi ouvre des champs de travail utiles et nécessaires, soit parce qu'ils mettent à l'agenda des sujets importants, soit parce qu'ils entrent en résonnance avec l'action que le Gouvernement mène quotidiennement au service de notre agriculture, de nos agriculteurs et de nos agricultrices, soit enfin parce qu'ils font écho à l'ambition que nous portons avec le PLOA.
Comme l'a dit le sénateur Duplomb, n'ayez pas peur !