Intervention de Julien Bargeton

Réunion du 23 mai 2023 à 14h30
Biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 — Adoption en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Julien BargetonJulien Bargeton :

Madame la ministre, le premier projet de loi que vous nous présentez aborde un sujet douloureux, solennel et grave, sur lequel il me semble important que nous nous penchions, aussi longtemps après.

Dans La tête d ’ obsidienne, André Malraux écrit : « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort. » Bien qu’il fasse référence à Picasso et aux traces que celui-ci a laissées, ce texte nous parle de manière symbolique de la façon dont l’art transcende, transmue le réel. Or ce projet de loi touche précisément à cela : la manière dont l’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort.

Le moment est venu d’examiner un tel texte. Jamais auparavant les documents n’ont été aussi nombreux et aussi accessibles, depuis la chute de l’Union soviétique, depuis l’ouverture et la numérisation de toutes les archives. Les travaux scientifiques se sont accélérés et les États coopèrent de plus en plus sur la question de la restitution des biens juifs spoliés pendant les persécutions antisémites de 1933 à 1945.

Vous avez ainsi mentionné le tableau de Klimt, Le rosier, qui a pu être restitué après un travail commun entre le musée d’Orsay et le Belvédère de Vienne, grâce à des recherches intensives et à une coopération entre les deux États.

Les familles y sont prêtes : l’éloignement de la Shoah, avec le lent apaisement de la douleur, permet aussi d’insister sur la dimension de transmission de mémoire qu’implique la restitution de ces collections, car il s’agit aussi de la mémoire de la Shoah elle-même.

Le Gouvernement avait présenté un projet de loi voilà deux ans, que vous rapportiez déjà, madame Gosselin. Vous aviez déclaré à l’époque que chaque demande donnait lieu à un processus administratif et législatif laborieux et qu’il était temps d’élaborer une loi-cadre. La voilà.

En 2019, la M2RS a été créée au sein du ministère de la culture. Avec la disparition des témoins directs de la Shoah, le souvenir de certaines œuvres disparaît parfois. Il est donc temps d’accélérer pour restituer les œuvres dans de bonnes conditions.

C’est pourquoi nous parvenons à un consensus sur ce texte. La question n’est pas simplement symbolique ; elle ne concerne pas seulement la justice. Il s’agit également de réparation intime, car c’est bien là le rôle de l’art.

J’ai ainsi à l’esprit le peintre Mark Rothko, artiste américain d’origine juive russe, parti bien avant la Shoah avec sa famille pour rejoindre son père aux États-Unis en 1913. Sa jeunesse fut marquée par des traumatismes profonds, en raison des pogroms et des massacres de Juifs dans ce qui était à l’époque l’Empire russe ; aujourd’hui, ce sont les pays baltes.

La manière dont ce traumatisme a nourri son œuvre est saisissante : ses fameux rectangles vibrants de couleurs peuvent être perçus comme une tentative de donner une énergie nouvelle à des tombes. En effet, bien que chaque personne puisse interpréter les œuvres d’art à sa manière, l’œuvre de Rothko peut être vue comme une représentation de tombes, celles qui n’ont jamais été érigées pour les victimes des pogroms dans l’Empire russe, qu’il a transmuées en tableaux vibrants de couleurs et donc d’énergie.

Aujourd’hui, c’est également à cela que nous devons penser. Nous nous souvenons avant tout de personnes qui avaient fait le choix de faire vivre l’art en construisant des collections. En leur restituant leurs biens, nous leur rendons leur mémoire, et nous reconnaissons la contribution précieuse qu’ils ont apportée à l’art et aux artistes.

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