Intervention de Rima Abdul-Malak

Réunion du 23 mai 2023 à 14h30
Biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 — Adoption en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission modifié

Rima Abdul-Malak  :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a quatre-vingts ans, en Europe, le pouvoir nazi et les autorités de collaboration ont confisqué aux Juifs leurs biens avant de s’en prendre à leur vie, de les contraindre à la clandestinité ou à l’exil.

Il y a quatre-vingts ans, en France même, il a été décidé que les possessions des Juifs pouvaient leur être enlevées. Souvenirs, objets du quotidien, livres : autant de biens spoliés et pillés par centaines de milliers qui n’ont pas pu être retrouvés et rendus.

Les œuvres et objets d’art n’ont pas échappé à ce destin. D’abord, par la main de l’Allemagne nazie, puis avec la complicité active de l’État français, par le biais de son commissariat général aux questions juives, les galeries d’art ont été « aryanisées », les biens des professionnels et des particuliers ont été spoliés. Nombre de familles persécutées n’ont eu d’autre choix que de fuir en vendant leurs biens pour financer leur survie ou leur exil forcé.

Derrière chaque œuvre, il y a une histoire familiale. Derrière chaque spoliation, il y a un drame humain. À chaque restitution, c’est un acte de justice qui est rendu.

Ce chemin de justice, nous devons continuer à le tracer ; les derniers témoins de la Shoah sont encore parmi nous – plus pour longtemps – et l’antisémitisme n’appartient toujours pas au passé.

En 1995, dans son discours au Vélodrome d’Hiver, le président Chirac a reconnu la complicité de la France dans la déportation et l’assassinat des Juifs de France au cours de l’occupation du pays par les nazis.

En 1997, la mission Mattéoli a levé le voile sur le sujet, longtemps oublié, des spoliations des Juifs de France, en dénombrant les avoirs en déshérence dans les banques et les compagnies d’assurances et en dressant un bilan des œuvres spoliées encore à la garde des musées nationaux. Ces recherches ont permis de rappeler que les spoliations participaient de l’horreur du génocide, puisqu’elles procédaient de la même volonté de priver les victimes de leur individualité.

Je voudrais dire quelques-uns de leurs noms.

Hugo Simon et Gertrud Simon furent contraints de laisser derrière eux leurs biens pour fuir au Brésil, rompant ainsi avec l’existence qu’ils avaient reconstruite après leur premier exil d’Allemagne, en 1933 ; quatre-vingts ans plus tard, lorsque leur arrière-petit-fils Rafael Cardoso s’est vu restituer le tableau Nus dans un paysage de Max Pechstein, il a prononcé ses mots : « Notre souhait […] est que cet objet serve à raconter l’histoire de nos aïeux et de tous ceux que l’Europe a perdus […] au nom du délire de la pureté raciale. Nous désirons aussi que cette restitution puisse ouvrir une voie plus saine pour les relations entre les institutions culturelles et les familles spoliées. Le mot allemand pour la réparation, Wiedergutmachung, qui veut littéralement dire “rendre bon de nouveau”, exprime parfaitement l’esprit de ce que nous pouvons réussir quand nous nous consacrons ensemble à réparer l’irréparable. »

Nora Stiasny, déportée et assassinée en 1942 avec sa mère, comme son mari et son fils, vendit pour presque rien ses biens à de faux amis qui trahirent sa confiance, sans parvenir pour autant à échapper au sort tragique qui l’attendait. L’année dernière, grâce à un projet de loi défendu par Roselyne Bachelot et adopté à l’unanimité des deux chambres, nous avons restitué à ses ayants droit Rosiers sous les arbres, tableau de Gustav Klimt, dont elle avait dû se séparer pour tenter, en vain, de fuir l’Autriche en 1938, année de l’Anschluss.

Mathilde Javal vit son appartement parisien pillé et ses biens ensuite dispersés. Après la guerre, ils furent en partie rapatriés en France, mais c’est plus de soixante-dix ans plus tard que le lien a été fait entre elle et deux de ses tableaux. Contactée par des généalogistes, une de leurs ayants droit, Marion Bursaux, a découvert en 2018 ces œuvres et, au travers d’elles, le souvenir d’une famille qu’elle avait toujours recherché.

C’est en contemplant ensemble les œuvres au Louvre que les descendants d’Adolphe et Mathilde Javal se sont rencontrés pour la première fois.

Gertrud et Hugo Simon, Nora Stiasny, Mathilde Javal, et tous ces noms, tous ces destins, qui restent aujourd’hui encore anonymes. Nous devons sans relâche continuer à en chercher les traces.

Pour ce faire, des investigations doivent être conduites jusque dans les collections publiques où cet héritage injustement spolié est souvent méconnu.

On estime à au moins 100 000 le nombre d’œuvres, d’objets d’arts et d’instruments de musique spoliés aux seuls Juifs de France, sans compter les millions de livres. S’ils ont été nombreux à avoir été restitués dans l’immédiat après-guerre, d’autres n’ont pas encore retrouvé leurs légitimes propriétaires. Certains sont passés de main en main, jusqu’à se retrouver dans les collections nationales.

Aryaniser, piller et spolier les biens culturels des Juifs, c’était tenter d’effacer non seulement les êtres que l’on brise, mais aussi leur héritage que l’on vole, leur histoire, leur individualité, leur postérité. Les réduire à un numéro sans voix, sans bagages et sans droits.

Rien ne peut les ramener ; rien ne peut inverser le cours de l’histoire. Mais nous pouvons rendre possible la restitution de leurs biens culturels à leurs familles, à leurs ayants droit.

Nous le devons aux victimes d’hier et à leurs héritiers d’aujourd’hui, pour leur rendre un fragment d’histoire familiale, pour que ce qui est juste ne soit plus un combat législatif sans fin, mais un droit.

La tâche est immense, ardue, car les spoliateurs sont aussi des dissimulateurs. Démêler cet écheveau de faux-semblants, dissiper les simulacres forgés pour masquer l’origine d’une œuvre volée, exige non seulement une intense détermination, mais aussi la mobilisation d’une somme d’informations, de connaissances d’une grande complexité pour traquer les ventes forcées, les échanges suspects, les saisies ou les pillages d’aryanisation et parvenir enfin à retracer l’itinéraire tortueux de ces œuvres.

Ce que le législateur va permettre aujourd’hui, c’est l’historien qui l’a construit.

Ces dernières décennies, de nombreuses études conduites en Europe, essentiellement en France et en Allemagne, ont mis au jour, numérisé et partagé des sources d’archives qui permettent de lutter contre l’oubli. Nul ne peut désormais ignorer ces ressources.

Je veux saluer ici le travail de Mme Corinne Bouchoux, sénatrice de Maine-et-Loire, qui, dans son rapport sur les œuvres culturelles spoliées de 2013, a fait des propositions pour relancer le travail d’enquête.

En 2018, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, le Premier ministre s’était engagé à « faire mieux » en matière de recherche et de restitution des œuvres d’art spoliées aux familles juives.

C’est pour cette raison que la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) a été créée en 2019 au sein du ministère de la culture : pour piloter et animer cette politique publique de recherche, de réparation et de mémoire.

Je tiens à remercier personnellement David Zivie et son équipe, dont l’expertise et l’engagement, mis au service des musées, contribuent à « faire mieux ».

Longtemps, ces recherches se sont concentrées sur les œuvres récupérées par les Alliés qui n’ont pu, malgré bien des efforts, être restituées à des propriétaires restés inconnus. Elles ont été siglées et inventoriées MNR, pour Musée Nationaux Récupération, et confiées à la garde des musées. En attente de leur légitime propriétaire, ces œuvres, lorsqu’elles ont été spoliées, peuvent être restituées de droit, sans loi spécifique, car elles ne sont jamais entrées dans nos collections publiques.

Depuis la création de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, les recherches ont été étendues à d’autres types d’œuvres, entrées en toute légalité dans les collections, parfois bien des années, voire des décennies, après la guerre.

Dans deux cas sur trois, c’est sur l’initiative du ministère de la culture que les œuvres spoliées sont identifiées et restituées aux descendants.

Ces restitutions ont tissé un lien entre les chercheurs et experts d’hier et d’aujourd’hui. Je pense ainsi avec émotion à l’héroïque Rose Valland, qui, attachée bénévole au musée du Jeu de Paume, a inventorié clandestinement les œuvres spoliées qui y étaient entreposées pendant l’Occupation.

Aujourd’hui, une nouvelle génération d’historiens s’engage avec détermination dans les recherches de provenance. Il s’agit désormais d’expertiser les collections sur une tout autre échelle et de déceler l’origine douteuse d’œuvres entrées dans les collections publiques depuis 1933.

Les professionnels de l’art sont désormais prêts à conduire ce chantier, et le ministère de la culture les y encourage. Ces préoccupations figurent aujourd’hui dans la formation initiale des conservateurs et des commissaires-priseurs, à l’École du Louvre, à l’Institut national du patrimoine et, depuis 2022, dans un nouveau diplôme de l’université Paris-Nanterre spécialisé dans la recherche de provenance.

Pour autant, lorsque ces longues et difficiles recherches aboutissent, lorsqu’une œuvre spoliée est repérée comme telle dans les collections publiques, lorsque l’on en a identifié les propriétaires, lorsque toutes les parties s’accordent sur le principe de la restitution, il demeure impossible de la restituer sans passer par une loi spécifique pour déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques. Or cette loi ne peut intervenir qu’au terme d’un processus législatif nécessairement long.

Prenons un exemple : celui de Georges Bernheim, galeriste d’avant-guerre, merveilleux découvreur des grands artistes modernes, dont les biens furent spoliés pendant l’Occupation. En 2018, l’un de ses tableaux volés a été retrouvé dans les collections du musée Utrillo-Valadon de la ville de Sannois. Toutes les parties prenantes étaient d’accord pour le restituer : la ville de Sannois, qui en était propriétaire, la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS), le ministère de la culture et les ayants droit. Toutefois, pour que l’œuvre soit restituée, il a fallu attendre quatre ans, afin qu’une loi d’espèce présentée par Roselyne Bachelot, dont je veux saluer la détermination, soit votée.

Dans la lignée de la politique volontariste que nous menons depuis plusieurs années, nous souhaitons, avec cette loi, offrir un horizon légal clair et juste aux démarches de restitution, afin que les œuvres spoliées conservées dans les collections publiques puissent être restituées, sans délai supplémentaire, sans perdre des années à chaque fois.

Toutes les collections publiques seront concernées, qu’elles soient dans des musées nationaux relevant du ministère de la culture, dans des musées territoriaux, dans des établissements publics non muséaux qui détiennent des collections ou encore dans des bibliothèques.

Avec cette loi, lorsque la spoliation aura été reconnue, après enquête, par la commission consultative indépendante et par le propriétaire public, quel qu’il soit, la restitution de l’œuvre s’effectuera de droit. Pour l’État, un décret simple de la Première ministre suffira ; pour les collectivités, une décision de l’organe délibérant.

La commission consultative chargée d’apprécier l’existence et les circonstances de la spoliation sera la CIVS, qui a prouvé depuis sa création son expertise et sa légitimité. Organe spécialisé dans l’appréciation des faits de spoliation, elle examine les faits de vols, de pillage, d’aryanisation, ainsi que les ventes contraintes et peut recommander à la Première ministre des mesures de réparation si ces faits constituent des spoliations antisémites.

Cette loi traite du passé et des biens déjà entrés dans les collections, mais elle s’imposera aussi aux futures acquisitions : une œuvre acquise entre 1933 et 1945 dont il sera impossible de déterminer avec certitude la trajectoire ne devra pas entrer dans une collection publique.

Ce projet de loi est le premier à reconnaître, depuis la Libération, la spoliation spécifique subie par les Juifs, en France et partout, du fait de l’Allemagne nazie et des diverses autorités qui lui ont été liées.

Avec l’insertion de quatre nouveaux articles dans le code du patrimoine, je vous propose d’ouvrir un nouveau chapitre du rapport que nous entretenons avec notre histoire, dans le sens de la justice et de la vérité historique.

Sous l’impulsion des chercheurs et sous réserve de l’avis de la CIVS, grâce à cette loi-cadre, chaque bien culturel spolié puis entré dans les collections publiques pourra être restitué aux ayants droit de son propriétaire originel.

Nous élargissons le champ de compétence de la CIVS pour qu’elle puisse traiter des dossiers de spoliations antisémites intervenues entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, et non pas seulement pendant l’Occupation, quel que soit le lieu de spoliation, parce que même volées à l’étranger, des œuvres spoliées peuvent se trouver aujourd’hui dans une collection publique française.

Telle est désormais la portée de cette nouvelle ambition, qui nous engage et nous oblige.

En 1997, année de la mission Mattéoli, Patrick Modiano écrivait dans Dora Bruder : « Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient. » Et plus loin : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. »

Chercheurs, historiens, associations, descendants des familles, généalogistes, élus… Ils ont été nombreux à entendre ces appels et à nous aider à éclairer la nuit.

Rien ne saurait réparer la tragédie de la Shoah. Rien ne saurait rendre aux familles les objets du quotidien massivement spoliés et pillés, qu’il est matériellement impossible de restituer à des hommes, des femmes, des enfants que l’État français a livrés en collaborant avec le régime nazi.

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