Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en dépit de ses dénégations obstinées, malgré la chape de plomb qu’il fait peser sur tout un pays, et spécialement sur ses provinces situées à l’ouest, le régime chinois ne parvient plus à dissimuler la nature de ses agissements contre la minorité ouïghoure.
Depuis plusieurs années, en effet, les témoignages de persécutions qui nous parviennent de la région du Xinjiang sont à la fois de plus en plus nombreux, de plus en plus précis, mais aussi de mieux en mieux étayés par une pluralité d’enquêtes et de rapports internationaux.
Surveillance généralisée, restrictions religieuses et linguistiques, arrestations arbitraires, internements de masse, travail forcé, viols systématisés, stérilisations, torture : la gravité des accusations qui pèsent sur Pékin est accablante.
À ce jour, leur qualification exacte fait encore l’objet de nombreux débats d’experts. Mais, qu’on la nomme « violations graves des droits fondamentaux », « crimes contre l’humanité » ou bien « génocide », la réalité du supplice vécu par les Ouïghours, elle, ne peut plus raisonnablement être mise en doute.
Face à ce constat, qui s’impose chaque jour avec davantage de force, la réaction internationale se distingue pourtant par sa retenue. Le récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a matérialisé une prise de conscience réelle sur le sujet.
Mais la polarisation du monde, conjuguée à la prépondérance croissante de la Chine dans toutes les dimensions des relations internationales, risque d’entraver encore longtemps la réponse des instances multilatérales.
D’autres moyens d’action doivent donc être explorés. L’Union européenne a ainsi décidé, en 2021, conjointement avec d’autres pays occidentaux, de hausser le ton et d’adopter des mesures restrictives. Ces sanctions, les premières visant la Chine depuis Tiananmen, ont constitué un signal politique et diplomatique majeur, qu’il ne faut pas sous-estimer.
Mais, en se contentant de geler les avoirs d’une poignée de responsables chinois et de leur interdire de pénétrer sur le territoire européen, leur ampleur apparaît, il est vrai, bien modeste au regard des faits incriminés. Il était donc important que la réponse européenne puisse franchir une nouvelle étape, mais aussi qu’elle dépasse le seul terrain diplomatique, pour viser également le champ des échanges commerciaux, fondement de la puissance chinoise.
Nous savons tous combien notre relation à la Chine, et tout particulièrement notre relation commerciale, est un sujet délicat, sur lequel les sensibilités et les intérêts des États membres ne s’alignent pas spontanément.
Très attendue, la proposition de règlement européen sur l’interdiction des produits issus du travail forcé est donc, à ce titre, une initiative qui mérite d’être saluée et soutenue.
Certes, le projet de texte ne vise pas spécifiquement la Chine, puisqu’il prévoit que tous les biens issus du travail forcé devront être bannis du marché européen, et ce quelle que soit leur provenance. Et pour cause : l’Organisation internationale du travail nous rappelait encore récemment que près de 28 millions de personnes, sur les cinq continents, étaient touchées par cette forme d’esclavage moderne.
Néanmoins, ce large cadre géographique ne devrait pas empêcher l’Europe de cibler ses efforts contre le travail forcé. En effet, les autorités chargées d’appliquer la législation devront adopter une approche fondée sur les risques. En d’autres termes, elles devront orienter leurs investigations en priorité vers les zones et les secteurs présentant les plus forts risques de travail forcé.
Pour ce faire, elles devront prendre en compte les informations émanant de nombreuses sources, telles que les témoignages individuels, les éléments communiqués par les ONG ou encore les données recueillies auprès des entreprises, notamment dans le cadre de l’exercice de leur devoir de vigilance.
Les autorités pourront en outre s’appuyer sur les travaux de leurs homologues européens, réunis au sein d’un nouveau réseau contre les produits issus du travail forcé, ainsi que sur les orientations fournies par la Commission européenne au travers des lignes directrices, des indicateurs de risques et de la base de données qu’elle publiera.
Ainsi, dans la pratique, et au vu de la somme d’informations déjà collectées à ce jour, l’application de ce dispositif aboutira inévitablement à placer le Xinjiang et ses exportations au sommet de la liste des enquêtes à mener par les autorités nationales.
La proposition de résolution que nous examinons aujourd’hui suggère néanmoins une approche différente de celle que préconise la Commission.
Dans un premier temps, ses auteurs invitent l’Union européenne à renforcer ses sanctions contre les auteurs des crimes perpétrés contre la communauté ouïghoure. Je crois que nous pouvons tous, sur ce point, nous retrouver et considérer que les mesures actuellement en place méritent d’être à la fois approfondies et élargies.
Dans un second temps, il est proposé d’introduire, au sein du projet de règlement européen, un régime spécifique à la région du Xinjiang. Selon les termes de l’exposé des motifs, il s’agirait de mettre en place un embargo sur les produits issus du travail forcé de la population ouïghoure. Comment, là encore, ne pas souscrire à un tel objectif ?
Le système proposé par nos collègues me laisse, en revanche, plus dubitative. En effet, celui-ci s’inspirerait du mécanisme qui est mis en œuvre depuis un an par les États-Unis et qui prévoit que les marchandises en provenance du Xinjiang sont automatiquement réputées enfreindre l’interdiction de travail forcé, sauf à ce que l’importateur puisse prouver le contraire d’une manière « claire et convaincante ».
Dès lors, avec le texte qui nous est proposé, il appartiendrait non plus aux autorités de prouver une infraction, mais aux entreprises de démontrer son absence, qui plus est « hors de tout doute ». Disons-le d’emblée : dans le labyrinthe des chaînes d’approvisionnement modernes, éliminer ce doute sera quasiment impossible, tant il est complexe pour une entreprise, et spécialement pour une PME, de connaître l’ensemble des acteurs participant à la fabrication d’un produit.
À ce titre, il est important de souligner que si l’enchevêtrement des chaînes de valeur peut se révéler un obstacle infranchissable pour les entreprises, la proposition de règlement européen fait en sorte qu’il n’en soit pas de même pour les autorités. En effet, celles-ci pourront interdire la commercialisation d’un produit même si tous les éléments prouvant qu’il est issu du travail forcé n’ont pas pu être réunis.
Dans ce contexte, une inversion de la charge de la preuve n’apparaît pas véritablement indispensable. Surtout, en raison de la responsabilité exorbitante et des risques de non-conformité qu’elle ferait peser sur les entreprises, une telle mesure risque de les inciter à se désengager de toute activité en lien avec le Xinjiang.
L’exemple américain nous fournit d’ailleurs un précédent instructif, puisque nombre d’entreprises, américaines ou non, ont d’ores et déjà annoncé qu’elles cesseraient purement et simplement de s’y approvisionner, afin de maintenir leur accès au marché américain et d’éviter tout risque de sanction.
À la lumière de cet exemple, il est à craindre que l’embargo proposé par nos collègues sur les produits du travail forcé des Ouïghours ne se transforme en embargo tout court, privant ainsi toute la province d’une grande partie des débouchés sur lesquels repose actuellement son activité économique. Je crois donc qu’il faut aussi et peut-être avant tout mesurer pleinement les effets secondaires que pourrait avoir un tel embargo sur la population du Xinjiang, donc sur les Ouïghours eux-mêmes.
Plus largement, chacun a pris conscience ces dernières années que la traçabilité et la responsabilisation des chaînes d’approvisionnement étaient désormais des impératifs incontournables. Mais il m’apparaît essentiel sur ce sujet d’éviter les ruptures et d’avancer pas à pas. Il est également essentiel d’adopter une logique partenariale entre des États légitimement de plus en plus exigeants et des entreprises de plus en plus mises à contribution, mais aussi – il faut le souligner – de plus en plus engagées.
C’est pourquoi, même si nous comprenons l’objectif de ce texte, le dispositif proposé ne nous semble pas le plus opportun. Le groupe Les Républicains s’abstiendra donc sur cette proposition de résolution.