Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la politique géostratégique de la France d’après-guerre a conduit à la mise en œuvre d’un programme d’essais nucléaires au Sahara et en Polynésie entre 1960 et 1996.
Sur cette période, deux cent dix essais ont été réalisés pour permettre à notre pays de disposer d’une force de dissuasion. Il ne s’agit pas aujourd’hui de remettre en question ce choix ni cette politique de défense. Le contexte particulier de la Guerre froide a conduit beaucoup de pays à vouloir affirmer leur puissance militaire par la voie du nucléaire. La France a voulu tenir son rang.
En outre, cette politique s’est poursuivie sous tous les gouvernements et a été confirmée par tous les Présidents de la République, jusqu’à la décision prise par Jacques Chirac d’interrompre les essais nucléaires, non sans avoir au préalable ordonné une dernière campagne de huit essais nucléaires, de 1995 à 1996.
Ce partage des responsabilités sous la Ve République, au-delà des clivages politiques, présente au moins un avantage, celui de n’exonérer personne du devoir de reconnaissance et d’indemnisation.
En revanche, nous pouvons nous poser la question de la légèreté des conditions de protection des personnes mises en place à l’époque. Nul n’ignorait les risques que ces essais pouvaient faire peser sur les militaires travaillant sur les sites d’expérimentation et sur les civils vivant à proximité. Dès 1958, le ministère de la défense avait créé une commission consultative de sécurité, et des normes d’expositions externes et internes avaient été définies déjà en 1954.
Ces dispositifs, ajoutés à de nombreux autres qui suivront, témoignent bien de l’existence d’une conscience des risques sanitaires encourus par les populations vivant dans les zones d’essais.
Il est difficile, dès lors, de concevoir que l’État ne savait pas…
Malgré tout, les mesures de sécurité étaient bien insuffisantes. Dans son rapport intitulé Les Polynésiens et les essais nucléaires, la commission d’enquête de l’Assemblée de Polynésie fait état de témoignages particulièrement édifiants sur le caractère dérisoire des abris antiradiations conçus pour la population civile. Certains consistaient en de simples hangars agricoles ! Il est évident que les moyens n’étaient pas à la hauteur des risques pourtant déjà connus à l’époque.
Malheureusement, des incidents et des accidents ont bien eu lieu. Le 1er mai 1962, en particulier, un nuage radioactif s’est échappé de la galerie de tir : c’est l’accident de Béryl, du nom de code de l’essai.
Entre 1961 et 1966, sur les treize tirs en galerie réalisés en Polynésie, quatre n’ont pas été totalement contenus ou confinés. Avec un système de protection incontestablement insuffisant, les retombées radioactives sur les archipels habités de la Polynésie française ont eu forcément des répercussions sanitaires. Mais il faudra du temps pour que cette réalité soit pleinement reconnue.
Aujourd’hui, treize années nous séparent du dernier essai, monsieur le ministre, et le Parlement est enfin saisi d’un projet de loi, un texte très attendu, après de nombreuses demandes de parlementaires issus de toutes les sensibilités politiques, notamment des Radicaux de gauche.
Ce projet de loi est très attendu surtout par tous ceux qui ont été victimes des essais nucléaires : les Polynésiens, les Sahariens et les métropolitains, civils ou militaires, présents sur les sites ou à proximité. Depuis longtemps, beaucoup d’entre eux se sont engagés dans des procédures judiciaires longues et coûteuses. Ces procès ont toutefois permis de donner lieu à une jurisprudence de plus en plus convaincue du lien de causalité entre l’exposition aux rayonnements ionisants et le développement de pathologies radio-induites.
Mais toutes ces personnes ont-elles d’autre choix que celui d’aller devant les tribunaux ? Pas vraiment, si l’on s’attarde sur les dispositifs d’indemnisation existants. En effet, plusieurs systèmes coexistent : celui du personnel civil relevant du régime général de la sécurité sociale ; celui des agents relevant du régime de sécurité sociale spécifique propre à la Polynésie française, ou encore le système d’indemnisation des militaires. À l’évidence, la lourdeur et la complexité de ces dispositifs sont décourageantes.
Par ailleurs, la coexistence de plusieurs systèmes crée une ligne de fracture entre des catégories de victimes qui partagent pourtant la même souffrance. Il est donc temps de mettre en place un dispositif unique destiné à répondre aux attentes des personnes subissant les répercussions sanitaires des essais nucléaires français et de confirmer le lien de causalité entre les essais et les maladies radio-induites.
Ce projet de loi, monsieur le ministre, reconnaît la responsabilité de l’État. D’autres pays l’ont fait bien avant la France : je pense à de grandes démocraties comme l’Australie, les États-Unis, le Canada et la Grande-Bretagne. On ne peut donc que regretter que ce texte soit, une fois de plus, l’aboutissement de la combativité des victimes, de la pugnacité des associations et de la mobilisation des élus de tous bords. Longtemps, le Gouvernement a balayé le sujet au prétexte du manque de données scientifiques sur le fameux lien de causalité entre les essais et les pathologies cancéreuses. Nous n’en sommes heureusement plus là ! Un large consensus existe maintenant sur la nécessité de mettre en place un système d’indemnisation.
À l’issue de la première lecture à l’Assemblée nationale, le texte a évolué dans un sens favorable. Les membres du RDSE se sont en particulier réjouis des avancées concernant le principe du débat contradictoire, l’encadrement des délais d’instruction des dossiers et, bien sûr, la création de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires.
Au Sénat, nous pouvions penser que la légendaire sagesse des membres de notre assemblée permettrait d’aller encore plus loin. Certes, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a fait quelques pas – trop petits, selon nous – en posant le principe d’une présomption de causalité à l’article 4. Nous en sommes satisfaits.
En revanche, de nombreux amendements qui auraient permis d’aller jusqu’au bout de la reconnaissance et de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires ont été déclarés irrecevables, notamment des amendements de mon groupe qui correspondaient aux vœux les plus profonds des victimes : équité, justice et indépendance.
L’équité sera effective, monsieur le ministre, si vous laissez la porte ouverte aux ayants droit ou à ceux qui ont séjourné ou travaillé sur les sites d’expérimentation postérieurement aux périodes visées au deuxième alinéa de l’article 2.
La justice sera plus certaine si vous tenez compte des observations qui ont été faites à l’Assemblée nationale et en commission au Sénat sur la précision des zones géographiques concernées par le dispositif d’indemnisation. Nous déplorons, par exemple, que vous morceliez l’atoll de Hao.
L’indépendance, enfin, sera mieux garantie si vous acceptez l’idée d’un fonds spécifiquement dédié à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires, plutôt que de vous en remettre à une structure complètement étatique dans laquelle le décisionnaire est aussi le payeur.
Malheureusement, nous n’aurons pas la possibilité de discuter de tous ces points. Cela est bien dommage, car il est question d’humanité dans ce débat. Il y a des souffrances, des douleurs, des drames qui ne pourront jamais être réparés. Je pense en priorité aux populations civiles et aux vétérans. De même, nous ne pourrons pas revenir sur la détresse des veuves, des enfants et de tous ceux qui ont perdu un proche ou un ami au nom de la puissance française.
Nous ne pourrons pas refaire l’histoire, cette histoire douloureuse dans laquelle, une fois de plus, on a oublié la fragilité de l’homme. Si au moins nous pouvions apporter une juste réparation et une véritable reconnaissance des conséquences des essais nucléaires réalisés tant au Sahara qu’en Polynésie française, nous serions alors certains d’avoir accompli aujourd’hui notre devoir.
C’est pourquoi, si nous devions en rester là, mon groupe, à l’issue de nos débats, devrait, dans sa très grande majorité, s’abstenir sur un texte qui ne va pas aussi loin que nous l’aurions souhaité.