Intervention de Pierre Laurent

Réunion du 6 juin 2023 à 17h00
Politique étrangère de la france en afrique — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, la déclaration du Gouvernement sur la politique de la France en Afrique, dont nous débattons ce soir, s'inscrit dans la droite ligne du discours du chef de l'État du 27 février dernier au cours duquel il a proclamé que la France devait refuser d'entrer dans une logique de compétition, qu'il fallait tourner la page de l'économie de rente et qu'il convenait d'entrer dans une logique partenariale d'investissement solidaire.

Le problème, c'est que tous les fondamentaux dépassés de nos rapports économiques avec l'Afrique, qui sapent depuis tant d'années le développement de ces pays comme la confiance dans cette relation, sont maintenus, au mépris de tous les nouveaux enjeux du XXIe siècle.

Alors que les pays africains cherchent, par exemple, à financer leur développement, nous continuons de faire l'éloge de la pseudo-réforme unilatérale du franc CFA, qui laisse en l'état les instruments de la domination monétaire en vigueur et qui n'a constitué en vérité qu'une OPA hostile visant à tuer dans l'œuf le projet de monnaie ouest-africaine de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest, ou Cédéao.

L'Afrique continue de parler de souveraineté monétaire, mais quand j'ai interrogé le Gouvernement sur le stock d'or de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO), toujours détenu à 81 % à la Banque de France, ou sur la publication d'une annexe mentionnée à la convention de garantie entre la BCEAO et la République française, on m'a répondu : « Circulez ! Il n'y a rien à voir. »

Nous parlons d'être un partenaire d'avenir du développement en Afrique, mais nous ne portons pas le fer contre l'organisation du commerce international et la nature des échanges franco-africains qui l'entravent : traités de libre-échange foncièrement inégaux, démantèlement des services publics et des embryons d'État social dans ces pays, course au moins-disant fiscal, nivellement par le bas de la protection des travailleurs, politiques de prédation et maxi-bénéfices des multinationales, qui agissent sur place en toute impunité.

Si l'Afrique subsaharienne ne représente qu'environ 2 % de notre commerce extérieur, les parts de marché sont concentrées dans les mains de quelques grands groupes qui font des affaires avec un taux de profit indécent en complicité avec des élites extraverties et corrompues et au détriment d'une très grande majorité des Africains.

J'ai souvent dénoncé des exemples caricaturaux comme la surfacturation par des groupes français du train urbain d'Abidjan ou les profits accumulés par le groupe Bolloré dans les ports ouest-africains avant d'en partir sans égard pour les pays concernés.

Le coût pour les peuples africains du maintien de tels rapports économiques est exorbitant ; il se nomme grande pauvreté, sous-alimentation, maladies endémiques, insécurité, corruption des élites, migrations forcées. La jeunesse africaine ne veut plus de tout cela !

Quand allons-nous comprendre que le rejet de la politique française trouve ici ses racines profondes et qu'il ne peut être réduit au succès d'influences russes, turques, chinoises ou de qui sais-je encore ? Quand tirerons-nous vraiment les leçons des dizaines d'interventions militaires françaises en Afrique, dont la dernière, Barkhane, est en vérité un échec politique lourd de conséquences.

Notre politique reste à mille lieues des exigences populaires dans les pays africains en faveur d'une vraie souveraineté, d'une deuxième indépendance comme ils disent, exigences qu'ils expriment concrètement de plus en plus souvent.

Vous ne comblerez pas ce fossé en lançant un média de propagande pour vanter les mérites de la politique française, n'en déplaise à ceux qui, au Gouvernement et parmi nos collègues, évoquent abondamment la lutte d'influence pour tout expliquer. La seule manière de combattre efficacement les fake news et les propagandes hostiles est la mise en cohérence entre les paroles et les actes de la politique française en Afrique.

Si nous écoutions vraiment les jeunesses africaines, si la France changeait réellement de politique pour respecter la soif de liberté, de souveraineté, de développement choisi, alors nous aurions tous à y gagner, ici et là-bas. L'agenda des objectifs d'un développement durable maîtrisé par les Africains eux-mêmes est la clef d'un véritable avenir de paix et de justice, sur lequel refonder nos relations.

L'Afrique a d'abord besoin de financements massifs et de création monétaire.

La France doit cesser de mettre sous dépendance la zone du franc CFA et agir au plan international pour changer radicalement les règles d'attribution des droits de tirages spéciaux (DTS) du FMI. Au-delà d'une redistribution des DTS non utilisés par les pays riches, qui se fait actuellement au compte-gouttes – et c'est nouveau –, une réforme des conditions d'émission des DTS devrait favoriser les critères de lutte contre la pauvreté et le financement à grande échelle de la transition économique et écologique du continent africain. Nous pourrions ainsi aider réellement les pays africains comme nous l'avons déjà proposé.

Soyons attentifs à ce qui se passe ! Je constate que les Brics – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – ne restent pas inertes. Si nous continuons comme nous le faisons, nous passerons une fois de plus à côté des besoins d'aujourd'hui.

Dans le domaine fiscal, nous constatons que, si les recettes fiscales représentent en moyenne 34 % du PIB dans les pays de l'OCDE, elles sont deux fois moins importantes dans les pays en développement, notamment en Afrique. Ce n'est pas un hasard.

Les pays africains ont besoin de nouvelles recettes fiscales. Nous devrions y consacrer des efforts, en cohérence avec la réalisation des objectifs contenus dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, que la France a ratifié. C'est au nom de ce Pacte que nous renouvelons notre proposition de flécher au moins 10 % de l'aide publique au développement (APD) vers le soutien au renforcement des systèmes fiscaux de ces pays pour leur donner les moyens budgétaires d'un développement endogène.

J'entends souvent dire ici « L'Afrique est notre avenir », mais elle est d'abord l'avenir des Africains. C'est par là que tout doit commencer ; c'est avec les Africains, partenaires enfin respectés, que nous devons surmonter les défis communs en matière sociale, climatique et environnementale.

La France pourrait ainsi passer d'une politique de conquêtes abruptes et inopérantes de parts de marché à trop court terme, d'une politique de VRP pour des ventes d'armes et des systèmes de sécurité, d'une stigmatisation hypocrite des migrations, alors que ce sont les politiques que nous promouvons qui les provoquent, à une autre logique de rapports mutuellement avantageux, de coopérations repensées, en appui aux choix propres de ces pays pour un développement endogène.

Nous devrions encourager l'industrialisation indispensable de ces pays. Nous devrions encourager le retour à une agroécologie vivrière, qui a largement fait ses preuves, y compris au Sahel, plutôt que de soumettre les pays africains à des accords commerciaux qui déstructurent leurs filières agricoles et de pêche.

Enfin, si nous comprenions l'impasse de nos aventures militaires à répétition, nous prendrions un tournant concernant les bases militaires permanentes, en allant le plus rapidement possible vers leur suppression.

Soyons lucides et honnêtes ! L'exercice par la France de ce pan important de la souveraineté des pays africains a globalement produit des résultats très médiocres. Dire cela n'est pas renoncer à toute coopération militaire avec les pays africains, mais c'est accepter le refus de ces pays d'être dans une relation exclusive de dépendance en matière militaire comme dans tous les autres domaines.

Il faut accepter qu'ils aient une pluralité de partenaires stratégiques. À défaut, nous précipiterons une évolution que nous dénoncerons alors peut-être avec véhémence.

Oui, madame la ministre, monsieur le ministre, c'est dans tous les domaines qu'il faut changer de logiciel en Afrique.

Je reconnais y être un peu allé à la serpe ! §

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