Intervention de Catherine Conconne

Réunion du 15 juin 2023 à 10h30
Établissements de spectacles cinématographiques dans les outre-mer — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Catherine ConconneCatherine Conconne :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi avant tout de remercier toutes celles et tous ceux qui ont permis à cette initiative de prospérer, qu’il s’agisse de mon groupe politique, qui m’a accordé cette priorité dans sa niche du jour, ou des différents ministères et professionnels auditionnés.

C’est un honneur pour moi que de vous présenter aujourd’hui cette proposition de loi.

Un honneur, car, sous un abord technique, ce texte est en réalité très symbolique pour ceux que l’on a coutume d’appeler les outre-mer. Le texte que je porte devant vous parle de culture dans des territoires où l’offre culturelle est plus réduite et où elle repose sur des acteurs fragiles, qui se battent pour la faire vivre au quotidien.

Pourtant, vous le savez, la culture est nécessaire à l’être humain. À la question « qu’est-ce que la culture ? », le père de la nation martiniquaise répondait : « La culture, c’est tout ce que l’homme a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable. »

Elle repousse les horizons et ouvre les imaginaires. Elle doit à ce titre, dès que nécessaire, être préservée des règles qui régissent l’économie. La France le sait bien – n’est-ce pas, monsieur le ministre des outre-mer ? –, elle qui est à l’origine du concept d’exception culturelle, ce principe qui fait de la culture un bien à part ne pouvant être soumis au fonctionnement classique du marché. C’est ce dont nous allons parler aujourd’hui : la préservation de l’accès à la culture dans les outre-mer.

Je vous parlerai aussi de la vie chère. Dans nos territoires, le coût de la vie est tel que de nombreuses familles consacrent l’intégralité de leurs revenus aux seules dépenses dites essentielles : logement, nourriture, transport… Et parfois, c’est encore insuffisant pour couvrir leurs besoins. Aussi, autant vous dire que les dépenses culturelles sont loin d’être prioritaires.

Malgré tout, le cinéma reste un loisir relativement accessible et constitue une sortie prisée des familles, des jeunes ou des élèves. Les cinémas dans nos territoires sont devenus des lieux de vie dynamiques qui développent des activités, créent des événements et rassemblent des publics extrêmement divers. C’est pourquoi nous devons aujourd’hui assurer leur survie.

Or voilà plus d’un an que les cinémas des outre-mer doivent affronter une attaque commerciale coordonnée de la part des principaux distributeurs, notamment américains, dont les films représentent la majorité des entrées en salle chez nous. Ces puissantes multinationales ont entrepris d’augmenter brutalement les taux de location que les cinémas leur reversent et qui correspondent à une part des entrées réalisées pour chaque film.

Cette part était fixée historiquement chez nous à 35 %, un niveau qui permet à la fois aux distributeurs de se rémunérer légitimement et aux exploitants de salles de se développer, tout en maintenant un prix de ticket abordable. Sans aucune contrainte légale et sans entente des acteurs concernés, ce taux s’est naturellement imposé sur tous les territoires, car il correspond à une réalité économique.

Aujourd’hui, les distributeurs souhaitent l’augmenter de quinze points, pour le faire passer à 50 % au cours des premières semaines de diffusion des films, comme cela se pratique dans l’Hexagone. Une telle augmentation, qui n’est justifiée par aucune urgence et par aucune nécessité économique, serait évidemment inabsorbable par les exploitants de salle.

C’est d’autant plus vrai qu’elle intervient à la suite de la crise de la covid-19, qui a conduit pendant deux ans à une désertion des salles de cinéma avec des niveaux de fréquentation au plus bas. Chez nous, cette réalité est encore plus marquée que dans l’Hexagone et les salles peinent encore à retrouver leur public d’avant-crise.

Dans ce contexte, une augmentation des taux conduirait à la fermeture rapide de plusieurs établissements, en Guyane, cher Georges Patient, et en Guadeloupe, laissant des territoires sans cinémas. Une augmentation conduirait à l’arrêt des projets d’investissements portés par les exploitants et à un nouveau rétrécissement de l’offre culturelle proposée à nos populations.

En 2018, un rapport de la très respectable inspection générale des finances (IGF) avait d’ailleurs mis en avant la faible rentabilité des salles de cinéma ultramarines et préconisait déjà un plafonnement des taux de location.

Nos établissements de cinéma ont tenté de négocier, pendant plusieurs mois, en lien avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), pour trouver un compromis et éviter le pire. Mais les distributeurs n’ont rien voulu savoir et le pire est devant nous. Dans les négociations, ils sont en position de force : la discussion entre grandes majors internationales et petits exploitants locaux est inégale et les distributeurs peuvent imposer les 50 %. Lorsque le pot de terre affronte le pot de fer, la bataille est perdue d’avance.

Quand le marché ne permet pas de trouver une solution satisfaisante en matière culturelle, c’est à la puissance publique d’intervenir. L’État ne peut abandonner sur le bord de la route des marchés fragiles, qui devraient faire face à l’autorégulation. La force de la France se trouve dans cette culture de la protection, de la solidarité et d’une recherche permanente et légitime d’équité.

Cette notion d’équité a du sens pour nos populations. Je ne viendrai pas ici vous rappeler nos existences, qui portent encore les stigmates de l’injustice. Lors de la grande crise sociale de 2009, un néologisme était légitimement né d’un sentiment de révolte, d’une résignation étouffante : la « profitation ».

Aussi, à tout moment et dans tous les domaines, les enfants de ces pays qui se trouvent en responsabilité, dont je fais partie, doivent s’assigner la tâche de traquer en permanence tout ce qui pourrait contribuer à cette impression légitime.

Permettez-moi à ce titre de vous remercier de votre action, monsieur le ministre délégué chargé des outre-mer, cher Jean-François Carenco. Hier, nous nous battions pour une continuité territoriale mieux assumée par l’État, afin d’assurer les déplacements coûteux de nos compatriotes. Sur les territoires, des initiatives sont prises, tous acteurs confondus – vous vous impliquez énormément dans le cadre de cette dynamique –, pour réguler les éléments de vie chère, notamment au travers du bouclier qualité-prix (BQP).

Il nous faut poursuivre, oser, être audacieux et bousculer parfois l’ordre établi – chez nous, on dirait « marronner ».

Nous ne pouvons pas nous résigner à assister à la disparition de nos salles de cinéma. Notre proposition de loi, légitime et de bon sens, vise donc à plafonner les taux de location outre-mer à leur niveau historique de 35 % et à assurer la pérennité de nos établissements.

J’entends, ici et là, s’exprimer des craintes : à cause de notre texte, les distributeurs ne pourraient ou ne voudraient plus distribuer leurs films dans les outre-mer. Je leur réponds qu’il n’y aura pas de chantage sur ce sujet.

Leur argument est en effet étonnant : ce taux est en vigueur depuis des décennies, et les distributeurs le pratiquent déjà. Ils refuseraient ainsi tout à coup ce qu’ils acceptent depuis longtemps ? Et parce qu’on leur impose de renoncer à quelques gains et à une profitation supplémentaires, ils priveraient les populations d’outre-mer de l’accès à leurs films ?

Je n’ose envisager ce scénario et préfère croire que chacun, une fois le tumulte apaisé, saura rester raisonnable, et que nous pouvons tous nous retrouver sur la même volonté d’élargir l’accès au cinéma dans nos territoires. Tous – exploitants, distributeurs et citoyens –, nous en sortirons gagnants et, j’y insiste, grandis.

Je me félicite que ce texte ait convaincu la commission et je veux saluer l’implication sans faille de ma collègue éprise de culture et cheffe de file pour mon groupe, Sylvie Robert. J’espère que le Sénat saura partager les objectifs que nous défendons au travers de ce texte, lequel a reçu un avis très favorable en commission.

Nos territoires dits d’outre-mer nous regardent : ils attendent que l’on sache les protéger et que l’on défende, chez nous aussi, la culture. Ne les décevons pas !

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