Intervention de Jean-François Carenco

Réunion du 15 juin 2023 à 10h30
Établissements de spectacles cinématographiques dans les outre-mer — Adoption en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Jean-François Carenco :

« Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrivit un jour Andreï Tarkovski, l’un des plus grands réalisateurs universels. Depuis mon premier jour à ce ministère, je m’efforce, en plein accord avec les parlementaires et avec la ministre de la culture, les associations, les artistes, les élus locaux et les forces vives des sociétés ultramarines, qui sont si enrichissantes et attrayantes, de faire du levier culturel l’un des moteurs centraux de notre action publique en outre-mer.

Parmi les arts que mon ministère soutient, le cinéma représente un cas particulier, puisqu’il est l’un des derniers venus dans la panoplie que le concours des siècles a su dresser pour la contemplation des générations qui en héritèrent. Il ne date que d’un siècle, mais avec quel panache est-il entré dans l’imaginaire de nos compatriotes de toutes les générations, de toutes les origines, de toutes les aspirations ! Il y est entré avec son cortège de dizaines de métiers, manuels et intellectuels, artistiques et artisanaux.

Il s’y est engouffré avec le désir de peindre la vie comme de la changer, d’inspirer les rêves comme de les réaliser, de transfigurer la réalité comme de la condamner. Le cinéma est un art total – peinture et sculpture, poésie et musique –, et il ne servirait à rien de continuer à agir pour nos territoires ultramarins si tout n’était pas fait pour que le septième art s’y installe comme chez lui.

Le cinéma est un art, mais c’est aussi une industrie, génératrice d’emplois, de négociations commerciales, de partage de la valeur ajoutée et de rapports de force. Permettez-moi de souligner l’engagement, pris dans le cadre du plan France 2030, de financer des studios de création outre-mer. Bref, la régulation publique doit être assurée partout sur le territoire français, même dans ses zones les plus éloignées de l’Hexagone.

Comment et quand a-t-on accès à l’œuvre d’art cinématographique dans nos territoires ultramarins ? Cette question doit guider notre action, tant la place que le cinéma a acquise peu à peu dans la vie de nos compatriotes est désormais importante.

On se résigne trop à penser qu’une forme d’art arrivera de toute façon dans nos territoires ultramarins, avec le temps, la chance, quelques incitations et le hasard des conjonctures qui, trop souvent, érodent nos audaces. Parfois, il est temps de suspendre la chance et d’actionner la volonté. Tel est l’objet de la proposition de loi présentée par Mme Catherine Conconne.

Puisque « le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », les populations ultramarines aimeraient continuer à l’éprouver chez eux. C’est pour réaliser cette mission que la commission de la culture, de l’éducation et de la communication de la Haute Assemblée a adopté, le 7 juin 2023, la présente proposition de loi, qui vise à assurer la pérennité des établissements cinématographiques et l’accès au cinéma dans les outre-mer. Les collectivités concernées sont celles qui sont mentionnées à l’article 73 de la Constitution.

Il devrait exister, dans le monde idéal de l’économie de l’industrie culturelle, une liberté commerciale, régulée par une liberté des prix, dont résulterait une juste rétribution des recettes d’un film entre producteurs, distributeurs et exploitants.

Le code du cinéma et de l’image animée, en ses articles L. 213-9 à L. 213-13, encadre toutefois cette liberté. La taxe sur la valeur ajoutée y est réduite, avec un taux à 5, 5 % des recettes. S’y ajoute la taxe sur le prix des entrées aux séances, la fameuse taxe spéciale additionnelle (TSA), affectée au fonds de soutien du CNC, qui s’élève à 10, 72 %. La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) perçoit entre 1, 515 % et 2, 02 % des recettes restantes.

C’est alors seulement que l’exploitant et le distributeur doivent se mettre d’accord pour définir un taux de location, négocié pour chaque film, que l’exploitant accordera au distributeur. Aux termes de l’article L. 213-11 du code du cinéma et de l’image animée, « le taux de la participation proportionnelle est librement débattu entre un pourcentage minimum fixé à 25 % et un pourcentage maximum fixé à 50 %. » Tout le débat d’aujourd’hui porte sur la portée de ce « librement ».

On fait beaucoup état de la liberté dans nos sociétés, et c’est tant mieux. Ce mot, porté en 1789 avec talent par nos pères fondateurs, irrigue toute la société et doit inspirer nos efforts et nos projets. Mais nous n’aurions plus ni utilité ni estime si nous devions échouer à identifier la liberté tant désirée face à la licence de dominer de celui qui utilise trop une position avantageuse et pousse trop loin un bénéfice ou un intérêt.

Je souhaite partager avec vous l’idée et le fait que l’action publique entre en scène lorsqu’elle a un doute sur l’équilibre des échanges et la justesse d’un accord obtenu, ou bien si l’intérêt général le requiert, ou encore s’il y a des personnes lésées. Il me semble que c’est ici le cas.

Le taux de location est donc fixé après des négociations entre le distributeur national et l’exploitant de salle de cinéma.

En outre-mer, ce taux est fixé à 35 %, contre une moyenne de 47 % en France hexagonale. Cette différence, ancienne, est justifiée par les nombreuses spécificités ultramarines. Non, dans le cinéma comme ailleurs, on ne parvient pas à faire vivre nos compatriotes ultramarins avec les règles de tout le monde. On s’y efforce, bien sûr, mais on n’y arrive pas toujours, et nous sommes ici pour nous faire à cette idée et agir quand c’est nécessaire.

Nous parlons de vingt et un établissements seulement, soit 1 % du parc national et 1, 7 % des entrées. Mais derrière ces chiffres se cache l’infini des imaginaires et des expressions sensibles que nous ne saurions mutiler.

Quelles sont ces spécificités ? Il s’agit de la sécurité, des charges d’exploitation – l’humidité, par exemple, expose le matériel à une usure accélérée –, du surcoût d’investissement pour répondre aux normes anticycloniques et parasismiques, des éléments liés à l’éloignement, des délais d’acheminement des pièces détachées, ou encore de la nécessité de disposer de groupes électrogènes très coûteux.

Toutes ces charges supplémentaires auraient mis en péril depuis longtemps ces équipements culturels si la République n’avait pas réagi en adaptant certains dispositifs. Ainsi, le taux de TVA est fixé à 2, 1 %, contre 5, 5 % dans l’Hexagone, et la taxe sur les billets est calculée de manière différente : l’article 200 de la loi de finances pour 2019 a établi le montant de la TSA à 5 %.

Cette différenciation de modèle économique a été objectivée dans un rapport de 2018 commandé par le CNC à l’IGF, qui recommandait déjà le plafonnement dans la loi du taux de location des films.

Les auteurs du rapport précisaient que, malgré ces différenciations, les salles de cinéma ultramarines avaient une faible rentabilité par rapport à celles de l’Hexagone. Ils préconisaient déjà un plafonnement du taux de location dans les départements et régions d’outre-mer (Drom). Ce document constitue un effort d’objectivation des contraintes et spécificités ultramarines que l’on ne saurait ignorer.

La présente proposition de loi prévoit ainsi – j’en remercie Mme la sénatrice Conconne – un régime spécifique pour les exploitants dans les outre-mer, c’est-à-dire un taux de location qui, au lieu d’être susceptible d’augmenter au gré des négociations commerciales, jusqu’à 50 % serait plafonné à 35 %. Ces chiffres n’ont pas été choisis au hasard : le dialogue avec tous les acteurs de l’industrie cinématographique a duré des années.

En ce qui me concerne, depuis que j’ai pris mes fonctions – les parlementaires le savent –, j’ai essayé d’accorder les positions, de comprendre les manques, d’imaginer des possibilités. La solution proposée dans ce texte semble sage.

Le CNC a engagé depuis l’été 2021 un dialogue avec l’ensemble des parties, aux côtés de la médiatrice du cinéma, et les différents acteurs concernés. Le contexte était complexe, et un accord n’a pas pu être trouvé – vous l’avez souligné, madame la rapporteure –, même si les positions se sont rapprochées.

Aujourd’hui, toutes les parties prenantes sont d’accord pour réfléchir à l’évolution du modèle de la « sous-distribution », par exemple. Mais il nous faut avancer maintenant.

Bien sûr, cette mesure n’épuisera aucunement la marge de la négociation entre distributeurs et exploitants. Plusieurs outils existent, dans le cadre de la liberté commerciale : décalage de sortie de films de quelques jours ou semaines, contraintes diverses de distribution, montant forfaitaire minimum avec le sous-distributeur local. L’adoption du présent texte ne bloquera pas la discussion ; elle pourra même continuer plus utilement.

Les risques de fragilisation des exploitants sont aujourd’hui réels – ces derniers sont même en danger de mort ! – et bien documentés dans tous les éléments que nous avons eus à notre disposition.

Les cinémas ont subi des restrictions plus longues dans certains territoires. La situation sanitaire a été plus difficile dans les outre-mer, affectant la fréquentation cinématographique et donc les recettes directes, même si la situation s’améliore quelque peu ces derniers mois ; il faut s’en féliciter. Le niveau de fréquentation est aujourd’hui proche de celui d’avant-crise, mais il faut encore avancer.

« Tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma », a écrit un jour le réalisateur François Truffaut. C’est dire si le cinéma n’est pas un art comme un autre. Il transforme le spectateur non pas en sujet passif, mais en conscience active, un spectateur toujours prompt à sortir de la salle en désirant partager, comprendre et disséquer ce qu’il a entendu et vu.

Priver nos compatriotes ultramarins de l’enrichissement de leur imaginaire serait non pas seulement une paresse, mais aussi une grande erreur.

Trouver un équilibre entre les acteurs de l’industrie du cinéma n’est pas chose aisée. Peut-être y êtes-vous parvenus – en tout cas, je le pense et je vous en remercie.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, après mon aventure de ce matin à l’Assemblée nationale, je serai obligé de partir dans quelques instants pour me rendre à La Haye, où je défendrai une fois encore les territoires ultramarins avec nos amis néerlandais. Mon collègue Franck Riester devrait arriver rapidement pour me suppléer lors la présentation des positions de chacun des groupes de votre assemblée sur cette proposition de loi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion