Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, Sonia de la Provôté nous propose de mettre en place un registre national des cancers.
N'étant ni médecin ni chercheur ni épidémiologiste, je n'ai pas osé formuler ma première réaction à cette proposition ; je pensais que c'était en place depuis longtemps. Et je suis certaine que nombre d'entre vous le pensaient également. Eh bien non !
Aujourd'hui, en France, les indicateurs de prévalence, d'incidence, de mortalité et de survie du cancer dont nous disposons sont des estimations au titre de l'année 2018, extrapolées à partir de 24 % de la population.
Tout d'abord, je dois rappeler que les registres des cancers sont des outils, des recueils de données individuelles nominatives. Concrètement, les personnels des registres, des techniciens spécialement formés, vont chercher les informations nécessaires auprès de différentes sources – laboratoires d'anatomie-pathologique, laboratoires de biologie, établissements de santé, publics et privés, assurance maladie, réseaux de cancérologie, centres régionaux de dépistage du cancer –, afin d'assurer l'exhaustivité du repérage des patients. Ils consultent également les dossiers médicaux dans les établissements pour recueillir tous les items indispensables à la description du patient et de sa pathologie. La composante humaine de l'investigation permet la compréhension du parcours de soins dans sa globalité.
De l'avis général des spécialistes que nous avons auditionnés, le travail effectué sur le terrain conditionne la qualité des données.
Aujourd'hui, un parcours de soins est haché, et il existe beaucoup de données de santé chez le généraliste, chez le pharmacien, à l'hôpital... Aller chercher ces données suppose des recherches et prend du temps.
Les registres des cancers ont été créés progressivement depuis les années 1970. Il existe actuellement dix-neuf registres généraux couvrant vingt-quatre départements, dont cinq ultramarins, douze registres spécialisés pour certains types de cancers, deux registres nationaux pour les cancers des enfants et des adolescents, et deux registres nationaux pour les mésothéliomes pleuraux et les tumeurs rares du péritoine. Il s'agit d'outils très complets, dont l'unité d'enregistrement est l'individu.
Les modalités de gouvernance et de financement du système sont cependant complexes.
La base commune des registres, qui sont regroupés depuis 1995 au sein du réseau Francim, est hébergée par le service de biostatistiques des Hospices civils de Lyon, et gérée conjointement par l'Institut National du Cancer (INCa) et Santé publique France, qui sont aussi les premiers financeurs de registres, à hauteur des deux tiers.
Souhaitons-nous soutenir dans nos politiques publiques la montée en puissance de cet outil potentiellement très puissant, qui permet de mieux connaître le cancer, et donc de le combattre ? Je rappelle que l'on parle de la première cause de décès chez l'homme, et de la deuxième chez la femme.
Si oui, il faut d'abord écouter les opérateurs et utilisateurs de ces données, qui nous demandent plus de souplesse dans leur interopérabilité et leur accès.
D'autres bases de données, tel le Système national des données de santé (SNDS), regroupant des données de consommation de soins dans un objectif économique, mais couvrant l'ensemble du territoire français, doivent pouvoir être croisées le plus simplement possible avec celles des registres. Il en est de même, par exemple, pour les données de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav). Que ce soit pour les expositions environnementales, les expositions professionnelles ou les trajectoires de soins, le croisement des bases de données est indispensable. Or il est actuellement réalisé de manière probabiliste dans la majorité des travaux. L'autorisation par voie réglementaire pour les registres d'utiliser un identifiant national, comme le NIR, en améliorerait grandement la qualité.
Les données, bien évidemment, sont « pseudonymisées », soigneusement encodées, ce qui respecte les exigences du Règlement général sur la protection des données (RGPD), mais, dans le même temps, les déconnecte du patient, et empêche d'avoir de lui une vision complète dans la durée. Dans le prolongement, il faudrait, par voie réglementaire également, autoriser aux registres l'accès aux certificats de décès nominatifs et aux données de mortalité en général.
Cette proposition législative vise à doter la France, comme beaucoup de nos voisins européens, d'un outil harmonisé, global et exhaustif, couvrant l'ensemble du territoire national. Évidemment, cette construction se fera dans le respect des outils actuellement en place, qui sont solides et qui ont fait la preuve de leur efficacité.
Une forte demande émane du monde associatif, des patients en général, tout autant que de scientifiques et de responsables administratifs. Le rapport de 2017 de Bégaud, Polton et Von Lennep encourageait à constituer des registres nationaux en cancérologie pour certaines molécules, afin de donner tout leur potentiel aux données en vie réelle, ce qui fait toute la différence avec les recherches sur un échantillon de patients sélectionnés. En 2020, l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) relevait, en évaluant le troisième plan cancer, que « des données à une échelle géographique plus fine sont nécessaires ». En 2021, le Haut Conseil de la santé publique plaidait pour une meilleure homogénéisation des données et la création d'un dispositif national de détection des signaux faibles. L'Académie nationale de médecine, enfin, a appelé plus clairement en 2021 à la création d'un registre national des cancers, accompagné d'un mécanisme de déclaration obligatoire de la maladie, afin d'accélérer les remontées d'informations nécessaires à l'exercice d'une mission de surveillance sanitaire élargie.
J'ai été maire d'une commune située à deux kilomètres d'une centrale nucléaire, et je vous confirme la forte demande des populations pour un maillage territorial fin, permettant une connaissance précise, particulièrement à proximité des sites sensibles ou pollués, comme l'a souligné notre collègue Émilienne Poumirol.
Prévenir plutôt que guérir, mais aussi tordre le cou aux rimeurs, éviter les théories du complot. On sait qu'elles fusent vite et qu'elles sont difficilement contrôlables…
Si la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui fait suite à de multiples préconisations, y compris scientifiques, il faut dire que certains ont également exprimé des réserves sur la balance coût-efficacité de l'opération.
Je note à ce sujet, d'une façon générale, l'extrême inquiétude du monde de la recherche, déjà entendue lors d'un colloque à l'Académie nationale de médecine, quant à la difficulté d'accéder aux crédits qui leur sont consacrés, souvent dilués dans des budgets globaux, peu lisibles, difficiles à sanctuariser. La création d'un registre national des cancers ouvrirait la possibilité d'inscrire en loi de finances une ligne budgétaire dédiée.
Les moyens financiers des registres, pour la part qui est versée par l'Inca et Santé publique France, sont stables depuis quinze ans, alors que le nombre de cancers augmente. On peut comprendre cette inquiétude devant la fragilité des financements, qui motive certaines réserves, en particulier celles de l'INCa, mais il serait tellement dommage que le monde de la recherche s'autocensure !
Faire le choix de conserver des données parcellaires alors qu'il faut une information la plus précise possible pour planifier l'offre de soins serait par ailleurs difficilement compréhensible.
Certes, tout cela a un coût !
Comme je vous l'exposais en propos liminaire, les opérateurs des registres passent beaucoup de temps à rassembler des données. On nous a même dit que les chercheurs eux-mêmes passaient un temps énorme à saisir des données, voire à chercher des financements, temps qui n'est pas consacré aux travaux de recherche.
La généralisation d'une base de données nationale et la mise en commun de nombreuses informations permettront d'optimiser les opérations de saisie et rendront du temps à la recherche.
Elles permettront également d'éviter les doublons et les manquants, d'avoir une veille sanitaire plus large et de régler le problème du suivi des patients dans leur mobilité géographique : ceux-ci seront suivis dans leur environnement et leur contexte.
L'enregistrement systématique en continu de toutes les données permettra enfin de réduire les délais de production des rapports. Et n'oublions pas non plus, mes chers collègues, que les données de santé ont un coût, mais également un prix !
Si les industriels ne trouvent pas en France les données sur les cancers dont ils ont besoin pour mettre au point leurs traitements, ils iront les acheter ailleurs : en Allemagne, qui est en train de se doter d'un registre national, ou au Royaume-Uni, qui en dispose déjà. C'est un vrai enjeu de compétitivité mondiale et de souveraineté de la France.
La recherche avance chaque jour. Le niveau de connaissance de chaque pathologie s'affine. On ne peut plus parler désormais « du cancer » : il faut parler « des cancers », que l'on individualise de mieux en mieux.
En poussant le raisonnement, on pourrait presque considérer que chaque cancer sera bientôt un cancer rare, d'où l'intérêt des cohortes les plus larges possible, internationales ou au moins européennes, qui seront forcément plus pertinentes que les extrapolations ou les échantillons.
Après que le plan Cancer a créé en France l'INCa, qui est un modèle envié, il y a une vraie logique à mettre désormais entre ses mains un registre national des cancers, qui concentrera des données fiables, exploitables et, surtout, extrêmement utiles. Tout cela a du sens.
Mes chers collègues, nous nous apprêtons, par notre vote, qui sera observé, à donner un signe fort. Dès lors, puisque nous savons ce que nous attendons d'un registre national des cancers, à savoir qu'il nous aide à sauver le plus de vies possible, donnons-lui les moyens de le faire ! §