Ne vous méprenez pas : pour moi, c’est tout sauf un pensum ou une sinécure ! Et si je m’attelle ce soir à cet exercice pour la dernière fois, parce que j’ai fait le choix de vous quitter bientôt, c’est plus que jamais avec plaisir et passion, sans amertume aucune.
Je suis né Européen sans le savoir, et c’est grâce au voir et au savoir que je le suis devenu. J’ai beaucoup parcouru l’Europe avant de devenir sénateur ; j’ai continué de le faire en l’étant, je le ferai davantage encore en ne l’étant plus.
Ce continent, qui porte le beau nom d’une princesse d’Asie enlevée par Zeus, est si beau et si complexe, si riche et si fragile aussi, qu’il mérite que nous consacrions ce qui nous reste de futur personnel à tenter de préserver le sien. Mais, s’ils ont souvent la même fragilité, un être humain et un continent ne s’inscrivent évidemment pas dans la même temporalité.
Dans la part de temporalité commune qui peut exister entre une personne et son territoire, c’est-à-dire entre notre histoire personnelle et l’Histoire tout court, chacun peut mesurer sa chance au regard des événements heureux qui lui ont été donnés de vivre, mais aussi au regard d’événements terribles auxquels il a eu le bonheur d’échapper.
Nous sommes tous ici, dans cet hémicycle, issus de plusieurs générations qui ont eu la chance de ne pas connaître la barbarie nazie, ses cortèges de morts, de déportés et d’exactions sans nom. Cette longue paix, nous la devons bien évidemment à l’Europe, à sa patiente construction dans un cadre démocratique, en dépit des crises et soubresauts qui l’ont traversée et qui continuent de le faire.
Lorsque nous en disposons depuis longtemps, la paix comme la liberté passent pour acquises au point de faire figure de non-événement.
C’est une erreur, pis, une cécité, de ne pas voir que, chaque matin, lorsqu’elles se réveillent, tant de personnes dans tant d’autres parties du monde s’interrogent sur ce que la journée aura peut-être de fatal pour elles ou pour leurs proches. À l’heure du retour de la guerre dans l’est de notre continent, c’est une chose que nous omettons de raconter et d’expliquer à nos enfants, car, parfois, nous n’en avons nous-mêmes plus guère conscience.
Toutefois, l’événement européen de portée véritablement historique vécu par les générations ici représentées restera certainement la chute du mur de Berlin, la fin du rideau de fer et l’effondrement de l’URSS. Ce fut la promesse d’une aube nouvelle pour l’Europe, mais si soudaine, si bouleversante et si enthousiasmante pour les peuples du continent que nous avons omis à l’époque de mesurer pleinement les défis que cette Europe élargie poserait à plus long terme.
Parce que le régime soviétique, tel un cyclope éborgné, s’était écroulé de lui-même, nous avons voulu croire à la fin de toute velléité impériale de la part de la Russie. Triste aveuglement qui n’est pas étranger à l’horrible tragédie qui secoue aujourd’hui l’Ukraine.
Quand j’ai choisi il y a douze ans de devenir sénateur, plutôt que de tenter de devenir eurodéputé, j’avais la conviction profonde que c’était au plus proche de nos concitoyens qu’il fallait parler d’Europe, afin de la rendre audible autant que sa complexité le permet.
En effet, il ne suffit pas d’être un Européen convaincu ; il convient surtout d’être un Européen convaincant, capable d’expliquer les enjeux réels qui se posent à nous dans un monde de plus en plus délicat à appréhender.
Au cours de ces douze dernières années, notre Europe a connu bien des crises, au point de se demander si leur succession, désormais incessante, n’est pas devenue, bien plus que le présumé moteur franco-allemand, le cœur du réacteur de son processus d’approfondissement et sans doute, demain, de son processus d’élargissement.
Ébranlée, bousculée, parfois au point de pouvoir être renversée, l’Union européenne, malgré sa plasticité de boxeur plus apte à encaisser les coups qu’à en donner, a cependant bien plus évolué durant la décennie écoulée qu’on ne le dit. Bien sûr, ce cheminement vers davantage d’intégration politique ne s’est fait, pour l’essentiel, qu’en réaction aux nombreuses crises que nous avons traversées.
Il serait illusoire de croire qu’il puisse en être autrement : les États membres n’acceptent de se départir d’une part de leur souveraineté nationale que, lorsqu’en ultime instance, ils finissent par admettre leur incapacité à affronter seuls un défi qui les dépasse.
Que cela nous plaise ou non, il ne saurait en être autrement, et le « Grand Soir constituant », rêvé par nombre d’européistes convaincus, n’a plus l’heur de convaincre et de faire espérer. Il en est ainsi, et il faut cesser de voir dans le réel l’ennemi de la politique. Le réel n’est que la matière à partir de laquelle se construisent patiemment les édifices.
À ce titre, la liste des sujets traités lors des Conseils européens depuis plus d’une décennie illustre bien l’évolution, certes lente, mais profonde, qui a affecté l’Union européenne au cours de la période et qui préfigure peut-être son devenir.
Au début des années 2010, presque tout ce qui était débattu en Conseil renvoyait à la crise financière de 2008, à ses conséquences directes et indirectes, à la crise de l’euro et à la déflagration violente suscitée dans les pays du sud de l’Europe. Les réponses proposées renvoyaient encore et toujours au renforcement du marché unique, véritable Graal des chevaliers de la Table ronde du Conseil… On était prêt à sacrifier la Grèce sur l’autel d’une orthodoxie qui n’avait rien de religieux, mais tout de financier.
La politique extérieure de l’Union européenne, hors la multiplication effrénée d’accords de libre-échange, se limitait à quelques timides politiques de voisinage, dont, au passage, il serait bon un jour de tirer un bilan honnête et sans fard.
Toutefois, même durant cette période quelque peu atavique, l’Europe nous a parfois réservé de très belles surprises.
Je me rappelle ainsi mon tout premier déplacement pour la commission des affaires européennes : c’était en Croatie en novembre 2011, quelque temps avant l’entrée officielle de ce pays dans l’Union européenne. Vingt ans auparavant, j’étais à Zagreb, à quelques kilomètres du front, sous les pluies de tirs perdus qui tombaient sur la capitale. Au risque de passer pour un fou en France, je militais déjà activement en faveur d’un avenir européen pour ce pays.
À la fin de ce séjour, notre délégation sénatoriale fut reçue par le Président de la République, Ivo Josipovic. Surprise : nous avions sympathisé vingt ans auparavant en pleine guerre, il était alors universitaire et musicologue, et nous nous étions ensuite perdus de vue au fil des ans.
Le 1er juillet 2013, la Croatie devint le vingt-huitième membre de l’Union européenne. Nous ignorions à l’époque que ce serait, à ce jour, le dernier pays à rejoindre l’Europe.
Nous ignorions aussi que, quelques années plus tard, un État membre de l’Union européenne prendrait la décision impensable de la quitter.
L’avenir de l’Europe est souvent imprévisible, et nous sommes, particulièrement aujourd’hui, payés pour le savoir. Mais ce que je veux retenir ici, c’est que, au prix d’immenses efforts, la Croatie vient en ce début d’année de rejoindre la zone euro et l’espace Schengen. C’est un signe d’espoir : il peut y avoir une vie européenne après la guerre.
Cependant, dans la situation actuelle, avec la guerre qui fait rage en Ukraine, la question majeure que devront se poser les chefs d’État et de gouvernement qui se réuniront dans quelques jours à Bruxelles est grave, extrêmement grave.
Il s’agit ni plus ni moins que de savoir s’il peut subsister une Europe après la guerre horrible conduite par la Russie, si l’Ukraine venait à perdre celle-ci. La réponse est vraisemblablement non ! Et le poids de notre responsabilité en la matière sera immense si nous renonçons à aller plus avant dans notre soutien à Kyiv.
Pour conclure sur une touche différente, je tiens à saluer très chaleureusement les trois présidents de la commission des affaires européennes qui se sont succédé depuis 2011, Simon Sutour, Jean Bizet et naturellement Jean-François Rapin, avec lesquels j’ai eu, durant ces douze années, le grand bonheur de travailler.