Intervention de Pierre Laurent

Réunion du 20 juin 2023 à 21h30
Débat préalable à la réunion du conseil européen des 29 et 30 juin 2023

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nombre de questions sont à l’ordre du jour de ce Conseil européen, comme vous l’avez relevé, madame la secrétaire d’État. Je me limiterai à trois séries de remarques.

Dans la première, je pointerai les contradictions entre, d’une part, les grandes déclarations qui sont faites sur une nouvelle politique industrielle, sur la sécurité économique du continent ou encore sur la reconquête de souveraineté, d’autre part, beaucoup de décisions qui ont été prises au fil des dernières semaines.

Je veux vous redire, madame la secrétaire d’État, que nous ne décolérons pas contre l’accord qui a été conclu entre la Commission européenne et notre pays sur le démantèlement de la filiale fret de la SNCF. Nous le considérons comme une aberration sociale et écologique.

De même, le projet de réforme du marché européen de l’électricité, désormais mis dans la boucle du trilogue Commission européenne-Conseil européen-Parlement européen, nous paraît sans rapport avec les ambitions affichées initialement. Sur ce volet majeur de la transition écologique, on persiste dans une logique de marché qui pèsera négativement sur les investissements de long terme et, en France particulièrement, sur les choix nationaux de mix énergétique souverain, avec le risque de factures de nouveau alourdies pour les ménages, les PME et les collectivités locales.

C’est dans dix jours, au moment même du Conseil européen, que surviendra la suppression, sans aucune contrepartie, des tarifs réglementés du gaz, qui nous garantissent pourtant de la sécurité. Ainsi, nous sauterons dans le vide sans filet !

Enfin, alors que la crise sociale – crise de pouvoir d’achat, crise de l’emploi – touche toute l’Europe, aucun point de l’ordre du jour du Conseil européen ne porte sur les questions sociales ; ce n’est pas la première fois. Je veux néanmoins saluer l’accord trouvé au Conseil le 12 juin dernier sur les travailleurs des plateformes, accord qui dresse enfin une liste de critères de présomption de salariat, mais la mise en œuvre de cet accord s’annonce encore très longue.

En revanche, c’est aussi le moment choisi par le président Macron pour faire d’Elon Musk la nouvelle grande vedette de nos plateaux de télévision, notamment hier soir sur France 2. Voilà le patron que les grands patrons français s’arrachent ! Tout cela nous paraît assez aberrant alors que l’on parle d’affirmer notre souveraineté économique.

La deuxième série de remarques que je veux faire à cette tribune porte sur notre conception de la compétition économique et de la reconquête de la souveraineté.

Les conceptions qui sont mises en avant nous semblent davantage motivées, en vérité, par une logique de guerre économique. La façon dont les relations entre l’Union européenne et la Chine sont mises à l’ordre du jour de ce Conseil européen en témoigne à nos yeux.

Il y a quatre ans seulement, le Parlement européen, le Conseil européen et la Commission européenne publiaient une communication conjointe sur leur vision stratégique vis-à-vis de la Chine, alors considérée comme un « partenaire de coopération », un « partenaire de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique ».

À l’écoute de votre intervention d’aujourd’hui, madame la secrétaire d’État, la Chine ne semble plus être traitée qu’en « rivale systémique ». Mais ce qui nous inquiète le plus, c’est que, derrière ce discours, il semble que nous refusions de nous attaquer aux causes réelles de nos handicaps industriels, qui ne se résument pas à la concurrence de la Chine, mais découlent de décisions qui ont été prises, ou plutôt qui ne l’ont pas été, sur le continent européen, pour assurer notre développement industriel.

Nous voulons rattraper notre retard avec le Green Deal Industrial Plan. Très bien ! Il est question, nous dit-on, de relocaliser la production de technologies vertes suffisamment matures, essentielles à la décarbonation, pour lesquelles l’Europe est aujourd’hui bien trop dépendante.

Toutefois, si la Chine produit aujourd’hui 75 % des panneaux photovoltaïques et des batteries, presque 60 % des éoliennes et 40 % des électrolyseurs et des pompes à chaleur, il faut tout de même examiner ce qui a failli dans nos propres décisions industrielles pour que l’on en arrive à cette situation, si nous voulons l’inverser.

Je serais curieux de savoir, madame la secrétaire d’État, ce que vous pensez de ce passage du rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, un document que l’on semble d’ailleurs avoir enterré très rapidement :

« Dans la course qu’elle a engagée pour construire avant les autres un nouveau modèle de croissance verte, c’est-à-dire pour définir les standards de demain et établir une position forte dans les industries du futur, l’Europe prend le risque d’additionner les handicaps. Elle cumule en effet retards industriels, coût de l’énergie élevé, exposition aux fuites de carbone et volonté de ne pas s’écarter de la discipline budgétaire. Si certaines contraintes, sur les prix de l’énergie notamment, lui sont imposées par le contexte international, certaines disciplines, en particulier en matière budgétaire, résultent de ses propres décisions. »

Allons-nous tirer des leçons de ces constats pour être moins belliqueux, mais plus offensifs en matière de reconquête industrielle, en poussant les feux d’un fonds souverain européen et d’un renforcement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ou en utilisant la création monétaire ?

Enfin, ma troisième série de remarques portera sur la question de la guerre et sur le sommet de Vilnius.

Vous avez été très peu loquace sur ce sommet, madame la secrétaire d’État. Pour ma part, je vais vous adresser une question assez directe, qui se pose maintenant dans le débat public et à laquelle le Parlement devrait avoir une réponse : la France donnera-t-elle, à Bruxelles dans dix jours et à Vilnius dans quelques semaines, son feu vert à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan ?

Cette question, visiblement, a été évoquée explicitement au cours du conseil de défense qui s’est réuni le 12 juin. Le Parement a le droit d’être informé si la France est en train de changer de position sur cette question, qui est non pas mineure, mais essentielle. En effet, si nous faisions entrer maintenant l’Ukraine dans l’Otan, si nous donnions ce feu vert, alors, nous le savons tous, la frontière orientale de l’Union européenne se verrait transformée en ligne de front de l’Otan, de l’Arctique à la Méditerranée.

Je ne crois pas que ce soit ainsi que nous mettrons fin à la guerre ou que nous obtiendrons le retrait des troupes russes des territoires occupés illégalement. Nous pensons pour notre part que ce serait la voie, non pas d’une victoire rapide, mais d’une guerre longue, terriblement destructrice, coûteuse et dangereuse.

La solution de rechange à la guerre devrait plutôt être la mobilisation de toutes les forces de l’Union européenne et de toutes les coalitions mondiales possibles pour des solutions politiques de paix et de sécurité. Le surarmement, la militarisation et « l’otanisation » de l’Europe ne préparent pas à prendre ce chemin-là.

J’espère, madame la secrétaire d’État, qu’à Vilnius la raison demeurera assez forte pour que la France ne donne pas son feu vert à cette adhésion, qui ne réglera pas les problèmes, mais risquerait de les aggraver encore.

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