Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, « La défense ! C'est la première raison d'être de l'État. » Cette affirmation du général de Gaulle résonne gravement à la lueur des événements survenus ces derniers jours en Russie. En matière de géopolitique, en matière militaire, des basculements soudains, violents et imprévisibles se produisent chaque jour sous nos yeux.
Pourtant, il nous faut aujourd'hui sortir de l'actualité pour nous projeter dans le temps long : c'est le difficile exercice, tout à fait stimulant par ailleurs, auquel nous invite l'élaboration d'une loi de programmation militaire.
Une LPM, ce sont précisément les moyens que, collectivement, nous mettons à la disposition de nos soldats pour leur permettre d'atteindre cet objectif. Mais ce sont aussi des moyens pour prémunir nos militaires du danger auquel ils s'exposent pour nous en protéger. Face au péril, nous rendons hommage à leur courage, leur détermination et leur compétence qui n'ont jamais fait, et qui ne feront jamais, défaut à la nation. Au travers de cette LPM, c'est la nation qui leur rend hommage et leur affirme son soutien.
Nos débats revêtent donc une importance singulière, et ce d'autant plus qu'ils interviennent dans un contexte de grand chamboulement.
Bien sûr, nous ne pouvons placer nos travaux sur ce texte fondamental sous le seul prisme de la guerre en Ukraine, car bien d'autres paramètres, actuels ou en devenir, doivent être pris en considération.
Reconnaissons tout de même que l'agression russe est un événement majeur, qui a tout changé, aussi bien les équilibres diplomatiques mondiaux que la donne stratégique de notre continent. Du reste, c'est précisément pour cela que le Président de la République a souhaité interrompre la programmation actuelle deux ans avant son terme pour en proposer une nouvelle.
Monsieur le ministre, il est important de rappeler ce contexte, car il permet de bien comprendre la démarche de notre commission. Le point de départ logique de toute LPM, c'est l'analyse des menaces. Or, si nous sommes réunis pour étudier ce projet de loi aujourd'hui et non en 2025, c'est parce que les menaces se sont accrues – hélas !
Dès lors, nous nous attendions à une accélération de l'effort de remontée en puissance des moyens de nos armées. Monsieur le ministre, vous le savez, ce sera là l'un des principaux points de débat entre le Gouvernement et le Sénat : en l'état, la trajectoire que vous nous proposez ne marque, selon nous, aucune différence avec celle qui a été prévue par la LPM actuelle. Ce n'est pas logique, car si les menaces sont avérées, alors les besoins qui en découlent le sont tout autant.
Notre commission ne conteste pas l'effort louable – je dirais même qu'elle le salue – du Gouvernement qui propose une enveloppe de 413 milliards d'euros répartis sur sept ans. Au total, si cette programmation va à son terme, notre effort de défense aura bien plus que doublé entre 2019 et 2030, ce dont je peux témoigner en tant que rapporteur du précédent et du présent projet de loi de programmation militaire.
Mais notre commission, après avoir salué cet effort, a aussi identifié plusieurs sujets de préoccupation.
Tout d'abord, il s'agit bien entendu de la question de l'inflation. Vous avez évalué son impact à 30 milliards d'euros sur l'ensemble de la programmation. Quoique considérable, cette estimation est sans doute assez optimiste.
Ensuite, il s'agit de la question des ressources extrabudgétaires. Comme vous le savez, notre commission s'est toujours opposée dans les LPM précédentes au recours à ce type de financement pour boucler les besoins de programmation.
Certes, une partie de ces recettes affectées sera très probablement au rendez-vous. Leur affectation nous semble donc logique et juste. Je pense par exemple aux ressources générées par l'activité du service de santé des armées, par les ventes de fréquences ou par les cessions immobilières.
En revanche, une seconde catégorie nous paraît beaucoup plus incertaine. Il s'agit des fameux 7 milliards d'euros que le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) a pudiquement qualifiés de ressources non documentées. Tout le problème est là, monsieur le ministre.
Contrairement à vos déclarations, le Sénat est une assemblée raisonnable et très attentive à l'équilibre des finances publiques. Aussi, nous n'entendons pas dépasser l'enveloppe des besoins de 413 milliards d'euros. Peut-être avez-vous changé votre méthodologie, mais nous, nous comptons bien suivre nos principes. Dans une volonté de clarté, la commission a simplement voulu sécuriser les crédits correspondant à l'objectif annoncé par le Président de la République à Mont-de-Marsan, soit 413 milliards d'euros, ce qui était absent de votre texte.
Naturellement, si des marges frictionnelles – des retards de livraison, par exemple – doivent être prises en considération, ces crédits ne seront pas dépensés. Concrètement, si un Airbus A400M commandé n'est pas livré, il ne sera pas payé ! Et vous pourrez en tirer les conséquences dans chaque projet de loi de finances à venir.
Dans les circonstances actuelles, le but est non pas de préparer la guerre en Ukraine – nous ne sommes pas belligérants –, mais d'anticiper au mieux les menaces de demain. Alors, ne perdons pas de temps !
Par le biais d'un cadencement des dépenses beaucoup plus ambitieux, renforçons immédiatement l'entraînement de nos armées, les soutiens qui sont indispensables à leur efficacité et la condition militaire, à un moment où la question de l'attractivité du métier des armes se pose de façon brûlante. Je rappelle que, sur les 1 500 postes ouverts au recrutement, seuls 700 ont été pourvus.
Les réponses de notre modèle d'armée sont encore trop marquées – hélas ! – par les dividendes de la paix : une masse et des stocks insuffisants, des réductions temporaires de capacités, des niveaux d'entraînement insatisfaisants au regard des objectifs. Ainsi, selon le bleu budgétaire annexé au projet de loi de finances pour 2023, les pilotes de Rafale devraient accomplir 147 heures de vol d'entraînement par an, alors que l'objectif minimum est de 220 heures selon les normes édictées par l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan).
La valeur, l'engagement et le professionnalisme de nos armées sont largement reconnus par nos alliés, et même par nos adversaires. Mais ils ne peuvent compenser les effets de vingt-cinq ans d'éreintement, conséquence des dividendes de la paix. À la suite des opérations menées en Afghanistan, en Libye, dans la bande sahélo-saharienne, nos références ont été recentrées sur un modèle de conflit asymétrique, dans le cadre de la projection de nos forces.
Pour autant, un autre type de conflit est revenu au premier plan à la suite de l'invasion de l'Ukraine : la guerre de haute intensité.
C'est pourquoi, à l'annonce d'un nouveau projet de LPM, notre commission a voulu fonder ses choix sur une analyse rétrospective de ces dernières années, ce qui ne revient pas simplement à regarder dans le rétroviseur, monsieur le ministre...
Nous avons ainsi lancé sept rapports préparatoires : un retour d'expérience de l'opération Barkhane et de la guerre contre le terrorisme, un autre relatif à la guerre d'Ukraine, dont je souligne à nouveau qu'elle doit nous éclairer sans nous aveugler, et cinq rapports thématiques correspondant à chaque programme budgétaire intéressant nos armées.
À l'issue de cet important travail préparatoire, nous tirons principalement deux conclusions, que le texte adopté par la commission traduit concrètement.
Premièrement, nous devons mobiliser plus rapidement les crédits prévus sur l'ensemble de la programmation. Ce cadencement révisé de nos efforts doit notamment permettre de mieux financer, dès l'année prochaine, tout ce qui conditionne le niveau d'activité de nos forces, qu'il s'agisse de leur entraînement à proprement parler, de l'entretien du matériel, des stocks ou encore des capacités du service de santé des armées. En additionnant les heures d'utilisation des chars Leclerc par les quatre régiments qui les possèdent, on s'aperçoit qu'ils ne sont employés qu'à la moitié de leurs capacités.
Parallèlement, dans une moindre mesure, nous pourrions améliorer très rapidement les étalements de quelques programmes capacitaires. Je pense, pour l'armée de terre, au programme Scorpion, dont le déploiement est freiné, alors qu'il constitue l'une des priorités de la LPM actuelle. Je pense également au programme relatif aux patrouilleurs hauturiers, afin de redonner un peu d'air à notre marine, ou au programme de l'A400M, afin d'accroître les chances de maintenir la chaîne de production et de ne pas compromettre ce produit qui tient maintenant toutes ses promesses.
Deuxièmement, nous devons renforcer les moyens de contrôle du Parlement. Monsieur le ministre, je le redis devant vous : le Sénat n'entend pas se substituer à l'exécutif ni empiéter sur ses prérogatives. En revanche, nous sommes absolument convaincus qu'il est impossible de demander aux Français de consentir dans la durée un tel effort budgétaire sans leur garantir en même temps que le Parlement exécutera pleinement la mission de contrôle que la Constitution lui confie. Pour le dire franchement, l'actualisation ratée de 2021 a laissé ici un souvenir amer.
Notre commission a donc adopté un certain nombre de modifications qui, dans leur esprit, sont en cohérence avec plusieurs des ajouts proposés par nos collègues de l'Assemblée nationale.
Monsieur le ministre, il s'agit de sujets sur lesquels notre commission travaille depuis de nombreuses années. Nos propositions dans ce domaine nous paraissent à la fois raisonnables et, plus que jamais, opportunes.
En conclusion, et avant d'ouvrir nos débats, je souhaiterais remercier tous nos collègues qui ont participé à la préparation de ce texte si important. Je salue, en premier lieu, les onze commissaires qui m'ont assisté dans la préparation du rapport. Je remercie, en second lieu, les rapporteurs pour avis de la commission des lois, M. François-Noël Buffet, et de la commission des finances, M. Dominique de Legge, qui ont enrichi le texte de leurs apports. Je suis reconnaissant, en troisième lieu, envers tous mes collègues qui ont déposé des amendements, qui illustrent l'importance de ce texte pour notre pays. J'ai veillé à ce que chaque groupe puisse contribuer à la rédaction de ce texte.
Monsieur le ministre, le Sénat, plein de bonne volonté, souhaite aboutir sur ce texte. Nous comptons sur votre écoute – vous avez fait preuve d'ouverture sur certains sujets, voilà quelques instants. Vous pourrez compter sur notre mobilisation et surtout sur notre ambition pour nos armées ! §