Intervention de Pascal Allizard

Réunion du 27 juin 2023 à 14h30
Programmation militaire pour les années 2024 à 2030 — Discussion générale suite

Photo de Pascal AllizardPascal Allizard :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour le général de Gaulle, la défense était « la première raison d'être de l'État ». Il ajoutait que l'État ne pouvait y « manquer sans se détruire lui-même ».

Le projet de loi de programmation militaire est donc déterminant pour notre avenir dans le contexte actuel. En effet, depuis la dernière LPM, le monde connaît un regain de tensions inquiétant.

L'Europe est confrontée à un conflit majeur causé par l'invasion de l'Ukraine par la Russie, puissance dotée de l'arme nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et membre de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Cela en dit long sur l'état de l'ordre international.

Nous redécouvrons à nos dépens que la paix ne va pas de soi. Combien de programmes militaires ont été étalés, combien de coupes budgétaires et de réductions d'effectifs ont été justifiées en Europe par les « dividendes de la paix » ? La France n'a pas échappé à cette tendance, même si elle a su conserver, avec peine, un modèle complet d'armée et une base industrielle et technologique de défense performante.

Aujourd'hui, un nouvel ordre mondial se met en place entre le camp occidental, le pôle russo-chinois et le reste du monde. L'Europe pourrait se trouver « cornerisée ».

Une Russie au pouvoir contesté par des mercenaires nationalistes, cernée par l'Otan et dépendante de la Chine, est une menace sérieuse pour la sécurité. Rien ne me paraît plus dangereux qu'un pays acculé, au seuil de la guerre civile, surtout lorsqu'il s'agit d'une puissance nucléaire aux multiples capacités militaires.

Ces évolutions ne sont pas sans conséquence sur nos intérêts. En Afrique, la pression des compétiteurs stratégiques s'accroît, y compris dans l'espace francophone. Leurs stratégies de soft power s'y déploient en même temps que d'autres moyens hybrides. Ce sont là les outils du jeu des puissances auquel nous devons être préparés.

L'opération Barkhane a montré le savoir-faire de nos armées, mais aussi les limites du modèle expéditionnaire français. Grâce à leurs capacités d'adaptation, nos forces ont obtenu des succès incontestables, au prix néanmoins d'une usure des personnels, des matériels et de pertes humaines notables.

En Indo-Pacifique, nos forces sont présentes, en particulier la marine, et agissent avec nos alliés de la région face, notamment, à la Chine qui avance ses pions à marche forcée et avec habileté. Autour de nos outre-mer, l'immensité des zones sous souveraineté française à surveiller et protéger restera un défi. Les drones et le traitement de masse des données par l'intelligence artificielle ne pourront pas tout.

« Être et durer », telle est la problématique posée aux chefs militaires. Qu'en sera-t-il demain dans la perspective d'un conflit complexe, de haute intensité, mêlant tous les champs de la conflictualité et entraînant une forte attrition des moyens ?

Un retour d'expérience rapide de l'exercice Orion 23 permettrait de savoir où la France en est dans ce domaine et d'envisager des ajustements.

Qu'en sera-t-il dans la perspective de conflits larvés, mais plus hybrides ? L'action combinée de quelques centaines de mercenaires Wagner sur le terrain africain et d'opérations de propagande-désinformation a permis de prendre le contrôle de fait de certains États, conduisant à l'éviction de la mission Barkhane. Les cyberattaques contre nos hôpitaux font aussi des dégâts dangereux et coûteux.

Prenons-nous pleinement la mesure de la force de ces déstabilisations réalisées à moindre coût ? Je n'en suis pas convaincu. Pour préserver la paix, les capacités actuelles ne sont plus suffisantes. Il faut des moyens adaptés, dimensionnés, capables d'évoluer rapidement.

Vous portez, monsieur le ministre, cette programmation aux ambitions fortes et aux moyens importants avec un certain sens de la communication.

Le Sénat a préparé l'examen de ce texte avec sérieux. Voulus par le président Cambon, les différents groupes de travail ont conduit des dizaines d'auditions sur plusieurs mois. J'y ai activement participé, avec plusieurs collègues, en particulier à ceux sur le renseignement et la prospective et sur le bilan de l'opération Barkhane.

Les amendements adoptés en commission témoignent d'une volonté d'aider les armées, sans esprit de polémique. Il est souhaitable que leur contenu trouve place dans le texte final.

Je ne m'étendrai pas sur le montage financier de ce projet de LPM. Nous faisons, vous faites des hypothèses, notamment sur l'inflation, et nous tablons, vous tablez sur des ressources additionnelles incertaines – certaines plus incertaines que d'autres, si je puis dire –, ainsi que sur des ajustements de dépenses au fil de l'eau. Avec le poids de la dette, néanmoins, les mauvaises surprises sont sans doute à venir.

La défense, ce sont aussi des industries : que seraient nos forces sans une BITD forte et indépendante ? La concurrence d'entreprises étrangères, aux contraintes limitées et fortement soutenues par leurs États, se durcit.

Les financements sont cruciaux pour la survie de ce qui est l'un des derniers écosystèmes industriels français. Il s'agit d'une filière d'excellence, non délocalisable, qui représente un vivier d'emplois dans les territoires.

Malgré les efforts de l'État, trop d'entreprises sont passées, ces dernières années, sous pavillon étranger, notamment pour y trouver les financements nécessaires à leur croissance. D'autres craignent de devoir être absorbées par de grands groupes, d'y perdre leur liberté et leur capacité à innover. Quant aux grands groupes, ils redoutent quant à eux la défaillance d'un de leurs fournisseurs critiques.

Les soutiens publics sont importants ; les financements privés le sont tout autant. Il faut créer un environnement favorable pour les banques et les investisseurs. Le passage à une économie de guerre ne pourra se faire sans eux.

Par ailleurs, un plus grand activisme français s'impose sur les projets de textes européens qui impacteront l'industrie de défense. La veille ne suffit plus. En effet, derrière ces textes à vocation écologique et sociale, il y a souvent des lobbies qui poursuivent des buts politiques et économiques contraires à nos intérêts. N'ajoutons pas de contraintes inappropriées qui fausseraient encore un peu plus la concurrence.

Aussi, j'ai fait adopter, en commission, de nombreux amendements pour conforter notre BITD.

La pérennité de ces industries requiert une visibilité des commandes. Elle leur permet de réaliser les investissements, souvent lourds – stocks, machines-outils, robots –, de maintenir les compétences et de pouvoir embaucher pour répondre aux besoins des armées, en particulier dans le contexte d'économie de guerre. Les stop and go empêcheront de produire vite et mieux. La continuité industrielle est indispensable, car les capacités et les compétences se perdent vite et se rattrapent lentement.

Le paradigme des coopérations européennes atteint aussi ses limites. Avec nos partenaires allemands, rien n'est simple, ni sur le système de combat aérien du futur (Scaf) ni sur le Main Ground Combat System (MGCS). Nous devons être très vigilants sur ces points.

Monsieur le ministre, avec la guerre en Ukraine, les autorités russes sont parties du postulat selon lequel les démocraties sont faibles et malades. Elles ont d'ailleurs tout fait pour les diviser et mieux les affaiblir. Face aux instincts belliqueux portés par la convergence des autoritarismes, nous devons – nous, démocraties – afficher une détermination sans faille.

Le droit et les valeurs sont des instruments nécessaires, mais insuffisants, pour défendre nos sociétés démocratiques. Donnons-nous réellement, ensemble, les moyens à la hauteur de nos ambitions et des menaces nouvelles.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion