Intervention de Pierre Laurent

Réunion du 27 juin 2023 à 14h30
Programmation militaire pour les années 2024 à 2030 — Question préalable

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, au travers de cette question préalable, le groupe CRCE souhaite poser à notre Haute Assemblée une question simple : est-il vraiment sérieux de débattre dans ces conditions d’un projet de loi de programmation militaire d’un montant exceptionnel de 413 milliards d’euros ?

Son ampleur, le tournant stratégique qu’il opère, son poids énorme en comparaison de tous les autres budgets de la nation pour le climat, la réindustrialisation, le logement, la santé, l’éducation, tout appelait à ce qu’il fasse l’objet d’un large débat avec la nation. Le terme initial de l’actuelle LPM en 2025 le permettait.

Monsieur le ministre, le 22 mai dernier à l’Assemblée nationale, vous avez vous-même déclaré que ce projet de LPM est « un défi aussi important que celui qu’ont dû relever les gaullistes dans les années 1960 ». C’est vrai, mais il y a une différence de taille : le général de Gaulle faisait alors le choix de construire l’indépendance de notre défense, tandis que vous faites aujourd’hui celui de l’« otanisation » et celui de la guerre.

Le débat démocratique à propos de vos choix n’en était donc que plus impérieux, mais vous en avez décidé autrement. Le Président de la République a confisqué l’évaluation stratégique, préalable nécessaire à tout projet de LPM. Il l’a réduite à l’écriture, en cercle restreint, d’une revue nationale stratégique.

Jusqu’à présent, sous la Ve République, les grands tournants de la stratégie militaire française avaient pourtant tous été pris à la suite de la publication de Livres blancs.

Je ne vous apprendrai pas que les communistes, constants et cohérents, attachés à une défense nationale indépendante, ont souvent fait valoir des désaccords absolus avec les orientations de ces Livres blancs. Mais ces documents avaient au moins le mérite de permettre un débat stratégique d’ampleur, animé par une commission dédiée, associant pendant une année entière la représentation parlementaire, les grandes administrations de l’État et les hiérarchies militaires.

Aujourd’hui, plus rien, si ce n’est une consultation confinant à la parodie, avec un questionnaire remis aux commissions parlementaires douze jours avant le discours de Mont-de-Marsan ! Voilà la tare originelle de ce projet de LPM. Il porte la marque d’un grave défaut de conception démocratique.

Dans le cadre de l’examen de cette motion tendant à opposer la question préalable, je m’en tiendrai à trois critiques majeures.

Je veux tenter de vous convaincre, mes chers collègues, de la nécessité de reprendre le débat sur de nouvelles bases, car une autre politique de défense est possible pour notre pays. Ce projet de LPM nous éloigne des objectifs de défense de la nation, au profit du choix de la guerre, en l’occurrence la guerre projetée hors de nos frontières.

« Avoir une guerre d’avance », tel est votre nouveau mantra. Derrière le panache apparent de cette formule se cache un profond défaitisme, un choix dangereux pour la sécurité collective. C’est nous dire que la paix n’est plus une option et qu’il faut prendre place dans la grande dérive militariste mondiale.

C’est oublier toutes les leçons du XXe siècle. La militarisation et le surarmement, singulièrement en Europe, ont toujours préparé la guerre et bien pire encore ; jamais la paix !

C’est oublier toutes les leçons des trente dernières années. Après la chute du mur, le monde n’a pas été en paix. L’Occident a usé de sa puissance pour multiplier les guerres : dans le Golfe, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Sahel… Pour quels résultats ? Le chaos, l’insécurité, la déstabilisation durable des États et la militarisation des sociétés ; jamais la paix !

C’est oublier que la guerre affame les peuples et nourrit les fauteurs de guerre. Dans ce chaos prolifèrent monstres et entrepreneurs de violence – terroristes, milices et sociétés paramilitaires privées –, trafics de drogue et d’armes, traite des êtres humains, nationalismes guerriers et impérialismes régionaux, extrêmes droites et radicalismes religieux… Le surarmement nourrit la guerre ; il ne la désarme jamais !

Les arsenaux nucléaires prolifèrent à nouveau. Le réarmement naval est à un niveau inédit depuis 1945. Les budgets militaires explosent, en Europe comme au Moyen-Orient et en Asie.

Face à la Chine, les États-Unis veulent entraîner tous leurs alliés dans un dangereux continuum compétition économique-guerre militaire. La Russie s’enfonce dans une guerre en Ukraine aux coûts humains, économiques et militaires astronomiques, aux conséquences imprévisibles pour l’Europe et pour elle-même, comme vient de le révéler l’incroyable épisode de la rébellion Wagner.

Quand allons-nous nous réveiller ? Quand allons-nous cesser cette insupportable banalisation de la guerre ? Pour notre part, nous appelons toutes les consciences libres à s’insurger contre cette folie, car d’autres chemins sont possibles pour le monde.

Vous allez me rétorquer que nous sommes naïfs, que la menace est partout, que la guerre en Ukraine désigne l’ennemi et qu’il faut bien riposter, se réarmer dans tous les domaines.

Oui, le monde a effectivement changé. Oui, les menaces sont nombreuses. Mais vous vous trompez sur le diagnostic de ces bouleversements et sur les moyens de conjurer les menaces. Vous vous trompez d’époque ! La guerre de Poutine en Ukraine est non pas le symptôme du retour des blocs d’hier, mais un signe de plus de la décivilisation du monde qu’entraînent la militarisation des relations internationales et l’affrontement de plus en plus violent des logiques de puissance.

Le chaos mondial est paradoxalement le résultat d’un monde plus interdépendant, mais pourtant toujours plus inégal. Pour relever les grands défis mondiaux, tout appelle le partage, mais les plus riches le refusent. La loi du plus fort et la puissance militaire ne régleront plus les problèmes, bien au contraire.

Faut-il alors suivre les États-Unis, ou tout autre d’ailleurs, dans l’escalade militaire ? Faut-il les suivre quand ils cherchent à déstabiliser toute puissance émergente pour maintenir coûte que coûte leur leadership planétaire ? Est-ce la voie que la France doit suivre ?

Je ne le crois pas, et c’est la deuxième conviction que je veux partager avec vous. La stratégie d’alignement derrière les États-Unis et le bloc occidental que poursuit de facto ce projet de LPM est dangereuse pour notre pays, pour l’Europe et pour la paix mondiale.

Les paradoxes apparents du projet de LPM, soulignés au cours des débats de la commission des affaires étrangères du Sénat, n’en sont pas ! Dans tous les domaines – dissuasion nucléaire, porte-avions, espace, fonds marins –, les dispositions de cette programmation courent après la sophistication militaire, au risque d’en perdre notre boussole et la mesure de nos moyens réels.

Et tout cela au titre de la perspective d’une guerre de haute intensité, uniquement entendue comme la capacité de projection de nos armées dans des opérations militaires de l’Otan hors de nos frontières. L’intégralité du vocabulaire du concept stratégique de l’Otan, révisé à Madrid, est recyclée dans ce projet de LPM.

L’« otanisation » complète de l’Europe est en cours. Elle met à bas toute velléité d’autonomie stratégique européenne. Elle finance en premier lieu les industries américaines de l’armement.

Le bloc atlantiste n’offre qu’une cohérence de façade. Il est incapable d’enrayer les velléités bellicistes et expansionnistes de certains de ses membres. La Turquie d’Erdogan, à l’opportunisme géopolitique décomplexé, en est l’exemple le plus criant. Et que dire de nos alliés des monarchies du Golfe ? Que dire, en Europe même, de la Hongrie, de la Pologne, de l’Italie, où s’accroît le poids des partis d’extrême droite racistes et militaristes ?

Pour notre part, nous vous proposons de remettre le projet de LPM en chantier, car ses dispositions se trompent de cible sur le monde à construire. Vous sautez comme des cabris en disant « La guerre, la guerre, la guerre ! », mais vous ne voyez pas le nouveau monde qui s’avance.

Quand accepterez-vous d’entendre qu’une majorité de peuples du monde ne veut plus avoir à s’affilier à telle ou telle superpuissance ? Les peuples aspirent à maîtriser leur destin, à disposer d’une souveraineté pleine et entière, à décider librement de leurs alliances et coopérations. Vous restez accrochés à vos vieux schémas : hors de l’Otan, vous ne voyez que la main de Moscou ou de Pékin, alors que tant de pays cherchent en fait de nouveaux partenariats, plus équilibrés.

Comment pouvez-vous ignorer que les insécurités sanitaires, alimentaires, énergétiques et climatiques, ainsi que l’absence de partage réel de la gouvernance politique de la mondialisation sont au cœur de tous les conflits, et par conséquent à la racine de toutes les guerres ?

Entendez le constat lucide du secrétaire général des Nations unies : « Si nous ne nourrissons pas les gens, nous nourrissons les conflits. »

Vous persistez ad nauseam à recourir à des mécanismes qui ont échoué à construire la paix. Vingt ans de « guerre au terrorisme » s’achèvent par le départ des troupes américaines d’Afghanistan. En proie à la famine, ce pays, sous domination des talibans, est devenu un narco-État pour financer la guerre. Dix ans de Barkhane au Sahel n’ont ni éteint le djihadisme ni permis le développement de la région.

Il est temps de changer de paradigme. L’agenda pour la paix et la sécurité collective, c’est la construction d’une sécurité humaine globale, répondant aux besoins vitaux des populations, leur permettant de cohabiter en paix, dans la durée et autour de perspectives de développement !

La France dispose encore d’une voix écoutée dans le monde. Utilisons-la pour relancer tous les processus multilatéraux de désarmement, tant pour le conventionnel que pour le nucléaire ! Utilisons-la pour clamer le droit à la paix, ce mot que certains voudraient aujourd’hui tabou !

Jamais nous ne nous rallierons à cette affirmation absurde selon laquelle est désormais dépassé le temps des « dividendes de la paix ». Non seulement la paix n’a pas de prix, mais elle est et restera le seul horizon raisonnable pour l’humanité.

C’est pourquoi, constants et cohérents, nous serons animés, tout au long des débats, par une double conviction : garantir à notre pays une défense souveraine et solide et agir pour que grandissent partout des coalitions de la paix.

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