Intervention de Jean-Noël Barrot

Réunion du 4 juillet 2023 à 14h30
Sécurisation et régulation de l'espace numérique — Organisation des travaux

Jean-Noël Barrot :

Monsieur le président, madame la présidente de la commission spéciale, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, l’insécurité que nos concitoyens rencontrent au quotidien sur internet sape leur confiance dans la transition numérique.

Tous les Français sont concernés, tous constatent les désordres qui s’accumulent dans l’espace numérique, en particulier les Français les plus vulnérables.

Nos concitoyens les plus modestes, les plus âgés, sont les victimes privilégiées des cybercriminels. Nos enfants sont exposés de manière très précoce à des contenus inappropriés. Nos entreprises, que la loi du plus fort place sous le joug et la dépendance des géants du numérique, sont également concernées. Notre démocratie est soumise aux coups de boutoir incessants des professionnels de la désinformation.

Face à ces désordres, la France agit résolument depuis cinq ans, à tous les niveaux.

Nous agissons au niveau national, grâce à des initiatives parlementaires qui nous ont permis de progresser, notamment en matière de lutte contre la désinformation ou de protection de l’enfance en ligne – je pense au cyberharcèlement.

Nous agissons aussi au niveau européen, avec deux règlements majeurs adoptés l’année dernière durant la présidence française de l’Union européenne.

Nous agissons ensuite au niveau international, avec des initiatives multipartites prises par le Président de la République, et qui ont contribué à éveiller la conscience mondiale sur ce problème de notre siècle.

Le projet de loi que vous allez examiner aujourd’hui a le même objectif, celui d’instaurer un ordre public numérique et de créer des protections nouvelles pour nos concitoyens, nos enfants, nos entreprises, nos collectivités et notre démocratie.

Ce texte s’est formé à partir de trois affluents.

Le premier de ces affluents, ce sont les deux règlements européens adoptés l’année dernière sous la présidence française de l’Union européenne, qui sont d’application directe, mais qui nécessitent que nous modifiions notre droit pour qu’ils puissent correctement s’appliquer dans notre pays.

Le premier règlement, le règlement sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA), fait entrer les grandes plateformes des réseaux sociaux dans l’ère de la responsabilité. Il leur impose des obligations de modération. Il les contraint à analyser et à corriger le risque systémique qu’elles font peser sur la santé de leurs utilisateurs, mais aussi sur la sécurité publique. Les événements récents ont confirmé à quel point il était nécessaire et urgent qu’un tel règlement puisse intervenir. Enfin, ce règlement impose des interdictions nouvelles, par exemple la publicité ciblée sur les mineurs.

Le deuxième règlement, le règlement sur les marchés numériques, le Digital Markets Act (DMA), a pour objet de rétablir l’équité commerciale et de mettre fin à un certain nombre d’abus de position dominante dans l’économie numérique. Il définit vingt-six pratiques anticoncurrentielles, qui seront désormais interdites dans l’Union européenne : autopréférence, utilisation par un service d’une entreprise de données personnelles collectées sur un autre de ses services, interopérabilité entre les messageries, etc.

Le deuxième affluent, ce sont vos travaux parlementaires, mesdames, messieurs les sénateurs, notamment ceux qui ont porté sur l’exposition de mineurs aux contenus pornographiques. Je pense au rapport d’information de Laurence Rossignol, de Laurence Cohen, d’Annick Billon et d’Alexandra Borchio Fontimp. Je pense également au rapport d’information qui a été rendu par Amel Gacquerre, Franck Montaugé et Sophie Primas sur la souveraineté numérique. Je pense, enfin, aux récents travaux de Catherine Morin-Desailly, de Florence Blatrix Contat et d’André Gattolin sur la proposition de règlement sur les données.

Nous n’avons fait que reprendre ni plus ni moins, mesdames, messieurs les sénateurs, certaines des propositions figurant dans ces rapports et qu’il me paraissait important de mettre en œuvre le plus vite possible.

Le troisième affluent, ce sont les consultations citoyennes qui ont été menées sous l’égide du Conseil national de la refondation, et qui ont inspiré certaines des mesures de ce projet de loi, notamment en ce qui concerne la lutte contre le cyberharcèlement.

En définitive, ce projet de loi vise à instaurer des protections nouvelles que je décrirai brièvement, en soulignant les apports décisifs des travaux de la commission spéciale, qui s’est réunie la semaine dernière pour examiner le texte.

Au chapitre de la protection de nos concitoyens, on recense trois mesures fortes.

La première mesure vise à donner une base légale au filtre anti-arnaque, qui servira de rempart contre les campagnes de SMS et de mails frauduleux. Nous avons tous déjà reçu un SMS ou un mail du compte personnel de formation ou de la sécurité sociale, nous invitant à suivre un lien malveillant, et nous avons tous hésité à cliquer. C’est ainsi que 18 millions de Français ont été victimes de la cybercriminalité l’année dernière, dont la moitié a perdu de l’argent.

Évidemment, ce sont nos concitoyens les plus fragiles, les plus éloignés du numérique, qui sont les plus susceptibles de se faire ainsi entraîner dans la spirale infernale de l’usurpation d’identité dont ils mettent parfois plus d’une décennie à sortir. Il faut donc, grâce à ce filtre anti-arnaque, couper le mal à la racine et dévitaliser le commerce de ces pirates, qui font de nos tablettes et de nos smartphones l’instrument de leur racket.

La deuxième mesure est une peine complémentaire de bannissement des réseaux sociaux pour une période de six mois, portée à un an en cas de récidive, pour les personnes reconnues coupables de cyberharcèlement ainsi que d’autres faits de violences en ligne. Le cyberharcèlement se propage comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Les responsables sont une minorité d’internautes se comportant parfois comme des chefs de meute, qui désignent les victimes à la vindicte de leur communauté et qui déclenchent sur celles-ci des raids de violence et de haine.

Grâce à cette disposition, qui est inspirée de la peine complémentaire d’interdiction de stade, nous voulons une fois de plus couper le mal à la racine en privant ces chefs de meute de leur caisse de résonance, en confisquant leur notoriété et en rendant impossible la récidive.

À cet égard, je salue les travaux du rapporteur Loïc Hervé, qui a permis d’étendre cette peine complémentaire dans un certain nombre de dimensions afin que le juge qui décidera de s’en saisir puisse dûment traiter cette question de la récidive sur les réseaux sociaux.

La troisième mesure de protection de nos concitoyens est l’encadrement des nouveaux types de jeux en ligne. Nous définirons un régime pionnier et protecteur des utilisateurs pour encadrer les jeux numériques fondés sur les technologies du Web 3.0. Il s’agit là de créer les conditions pour que ces activités puissent se développer en France, tout en assurant le plus haut niveau de protection aux mineurs et en garantissant la lutte effective contre le blanchiment et le terrorisme.

Je remercie le rapporteur Patrick Chaize d’avoir su préciser la définition de l’expérimentation, pendant une durée de trois ans, au cours de laquelle ces activités vont pouvoir se déployer, entourées d’un certain nombre de garanties. Il faut bien le confesser, la copie initiale du Gouvernement consistait en une simple habilitation à légiférer par ordonnance. Je salue donc les efforts du Sénat en ce sens.

Au chapitre de la protection des mineurs, notons deux mesures fortes.

La première mesure consiste à donner à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) le pouvoir d’ordonner le blocage, le déréférencement et des amendes dissuasives à l’encontre des sites pornographiques qui ne vérifieront pas l’âge des utilisateurs.

Grâce à la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, l’obligation est faite aux sites pornographiques de vérifier l’âge de leurs utilisateurs. Cette obligation n’est toujours pas respectée à l’heure actuelle. Une procédure est en cours devant le tribunal judiciaire de Paris, qui rendra son verdict vendredi prochain.

Constatant les délais de cette procédure, le rapport de Mmes Billon, Borchio Fontimp, Cohen et Rossignol a ouvert un certain nombre de pistes supplémentaires, dont cette faculté donnée à l’Arcom d’ordonner en quelques semaines le blocage des sites pornographiques pour les affaires à venir. Bientôt, cette disposition nous permettra d’agir plus vite et plus fort.

La deuxième mesure de protection des enfants est la création d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 250 000 euros d’amende pour les hébergeurs qui ne retireront pas les contenus pédopornographiques qui leur sont signalés par la police et la gendarmerie en moins de vingt-quatre heures, sur le modèle de la sanction qui s’applique au non-retrait des contenus terroristes.

L’année dernière, 74 000 demandes de retrait de tels contenus ont été adressées aux hébergeurs. Il fallait donc assortir cette obligation de retrait d’une sanction, ainsi que le prévoit fort opportunément ce texte.

Au chapitre de la protection de nos entreprises et de nos collectivités, on retrouve deux mesures.

Pour nos entreprises, il s’agit d’encadrer les avoirs commerciaux, de prévoir des règles d’interopérabilité et d’interdire les frais de transfert sur le marché de l’infonuagique, c’est-à-dire du cloud. Ce marché est en effet extrêmement concentré entre les mains d’une poignée d’acteurs, qui tiennent nos entreprises dans une situation de dépendance et d’assujettissement. Là aussi, il faut en finir avec la loi du plus fort.

Le Sénat a formulé des propositions dans un certain nombre de rapports. Nous y avons été très sensibles avec Bruno Le Maire, car la souveraineté en matière de numérique et de cloud est pour nous une priorité. Vous trouverez donc dans ce projet de loi, affinées par les travaux de la commission spéciale, des mesures qui nous permettront de rendre leur liberté aux entreprises de notre pays et de leur donner un peu d’air.

Pour les collectivités, il s’agit de créer une base de données unique afin qu’elles puissent mieux réguler l’activité des meublés de tourisme. Une expérimentation a eu lieu ces dernières années, associant cinq collectivités et cinq plateformes de location : nous proposons de la pérenniser. Il est nécessaire que les collectivités, pour vérifier la bonne application du droit, en particulier la limite de cent vingt nuitées par an, puissent se tourner vers un interlocuteur unique de manière à s’assurer que toutes les règles sont bien respectées sur leur territoire.

Enfin, je tiens à souligner une mesure de protection de notre démocratie, avec le pouvoir donné à l’Arcom de mettre en demeure et d’ordonner le blocage des sites qui diffuseront des médias frappés par les sanctions internationales comme celles que l’Union européenne a prises à l’encontre de RT France et de Sputnik.

La désinformation sur internet est l’une des menaces les plus lourdes qui pèsent sur nos démocraties. Nos ennemis dévoient la liberté d’expression pour instiller le mensonge dans le débat public. Cette mesure complétera notre arsenal pour nous permettre de lutter contre la désinformation.

Ce projet de loi, je l’ai souligné devant la commission spéciale, a vocation à être enrichi et renforcé par le Parlement, singulièrement par le Sénat.

Je serai, pour ma part, attentif à ce que nous veillions collectivement à ne pas franchir deux lignes rouges.

La première de ces lignes rouges est de veiller à ce que les compromis que la France a portés au niveau européen, et qui ont donné lieu aux règlements sur les services numériques et sur les marchés numériques, soient respectés. Il s’agit bien évidemment de compromis : la France n’a pas pu obtenir tout ce qu’elle aurait voulu, mais le fait qu’il s’agisse de compromis européens leur donne toute leur force. C’est en faisant levier grâce au marché unique européen que nous avons ainsi pu obtenir un certain nombre de concessions, et que les sanctions associées au non-respect de ces règlements seront d’une sévérité suffisamment dissuasive pour que les géants du numérique modifient une bonne fois pour toutes leur comportement.

La deuxième ligne rouge est de ne pas enfreindre – car cela pourrait constituer une tentation pour mettre fin à tous les désordres que nous constatons au quotidien dans l’espace numérique – certaines des libertés fondamentales sur lesquelles repose notre fonctionnement démocratique : la liberté d’expression, la liberté d’information et la liberté de communication.

Il nous faudra faire preuve de discernement durant nos débats afin que vos propositions et les nôtres se tiennent bien entre ces deux lignes rouges : le respect des compromis obtenus par la France au niveau européen et le respect des libertés fondamentales sur lesquelles repose notre démocratie.

Je compte évidemment sur le Sénat pour enrichir et renforcer ce texte, qui suivra ensuite son chemin vers l’Assemblée nationale. Je vous remercie par avance de la qualité de nos échanges.

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