Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 4 juillet 2023 à 14h30
Sécurisation et régulation de l'espace numérique — Organisation des travaux

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’interviens aujourd’hui au nom de mon groupe politique, mais également en ma qualité de présidente de la commission spéciale chargée d’examiner ce projet de loi.

Je voudrais tout d’abord remercier très sincèrement mes deux collègues rapporteurs, Patrick Chaize et Loïc Hervé, qui, sur un projet de loi extrêmement complexe, protéiforme, et examiné dans des délais très resserrés, ont fait montre d’un investissement exceptionnel. Le texte de la commission en porte la marque, avec 66 amendements adoptés sur leur initiative, qui ont, je le crois, profondément amélioré le projet de loi.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, comme vous le savez, je travaille moi-même sur les sujets liés au numérique depuis longtemps, dans le cadre de mes anciennes fonctions de présidente de la commission de la culture ou de membre de la commission des affaires européennes.

Il y a dix ans, au nom de cette dernière, j’alertais sur le risque de voir l’Europe devenir une « colonie du monde numérique », prédisant les risques et les dépendances dangereuses dans lesquelles nous allions nous retrouver à défaut d’une stratégie globale incluant une régulation offensive. J’espère ne pas être victime de la malédiction de Cassandre, condamnée par Apollon à voir ses oracles ignorés…

Si nous sommes enfin réunis aujourd’hui pour étudier un texte visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, gageons que nous saurons enfin rattraper notre retard.

Je tiens à le dire clairement : les travaux conduits ces dernières années au Sénat par de nombreux collègues, dans toutes les commissions, n’ont jamais remis en cause les potentialités de l’internet. Accès à l’information et à la connaissance, réactivité et fluidité des échanges : si l’internet n’a rien inventé, il a offert, il faut le dire, de nouvelles facilités.

En même temps, nous constatons chaque jour de nouvelles et graves dérives, des risques et des menaces – y compris étrangères - croissants pour nos modèles économiques, sociaux, culturels, politiques et démocratiques. Il suffit de voir les terribles événements des derniers jours, qui ont de nouveau démontré que les réseaux sociaux sont bien trop souvent asociaux, faisant monter en visibilité, par le jeu des algorithmes opaques, les images les plus incitatives à la violence et les propos les plus contestables.

Dans un autre registre, les travaux de la commission de la culture sur la désinformation et le cyberharcèlement ou les travaux de notre délégation aux droits des femmes sur l’industrie pornographique ont sinistrement éclairé notre assemblée sur les conséquences dramatiques d’une absence totale de régulation de l’internet pour nos jeunes, exposés à de nombreuses menaces, à des contenus dégradants, inadaptés. Ils peuvent même être victimes de certaines pratiques.

Nous mesurons aussi chaque jour la mainmise d’un nombre restreint de grands acteurs extra-européens, aux comportements prédateurs et aux profits insensés, que l’on a laissés au fil du temps se déployer sur toute la chaîne de valeur, et verrouiller techniquement, juridiquement et financièrement ce marché si prometteur du numérique.

Trop longtemps, l’Europe n’a appréhendé le « réseau des réseaux » qu’à travers le prisme de ses usages, au soi-disant bénéfice du consommateur, ne se posant pas la question de savoir si nous serions acteurs ou non de ce nouveau monde.

Trop longtemps, on a cru, avec beaucoup de naïveté, qu’il suffisait de nous caler sur la législation américaine, notamment avec la directive e-commerce de 2000, pour voir notre économie prendre le virage du numérique et nos entreprises lutter à armes égales dans la cour des grands. Cruelle erreur !

Bien qu’alertés par un Edward Snowden ou une Frances Haugen, ou encore par l’affaire Cambridge Analytica, c’est la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine qui auront provoqué notre sursaut en faveur d’une politique de reconquête de notre souveraineté numérique. Après le règlement général sur la protection des données (RGPD), voilà donc enfin les prémices d’une véritable régulation.

Les règlements européens sur les marchés et services numériques, ainsi que sur les données, dont le texte que nous examinons permet l’adaptation dans notre droit, sont donc, monsieur le ministre, une étape importante. Une étape, parce que je suis convaincue, comme nous l’avons dit depuis longtemps dans nos rapports de la commission des affaires européennes – j’en profite pour saluer son président actuel, Jean-François Rapin –, comme le dit aujourd’hui le rapport de la commission d’enquête TikTok, qu’il faudra aller plus loin demain en conférant aux plateformes un véritable statut et une vraie responsabilité, comme l’a rappelé Pierre Ouzoulias.

Il faut en tout cas remercier Thierry Breton, qui a su pousser ces projets de règlement pour parvenir à des accords. Soyons fiers aussi qu’ils aient été adoptés sous la présidence française de l’Union européenne, et que la position du Sénat, exprimée à travers plusieurs résolutions européennes, ait été en partie entendue.

Ce texte est ambitieux ; il faut le mettre à votre crédit, monsieur le ministre. Je pense en particulier à l’adoption par anticipation des mesures contenues dans le Data A ct, encore en discussion au niveau européen, qui visent à rééquilibrer le marché européen de l’informatique en nuage, un secteur fortement concentré autour de trois acteurs américains qui captent 70 % des parts de ce marché en France, comme dans le monde, et qui pourrait atteindre plus de 1 200 milliards d’euros d’ici à 2025.

Maintenant, nous avons besoin, au plus haut niveau de l’État et de nos administrations, d’une doctrine de responsabilité numérique. Il est temps de vraiment travailler ensemble à notre autonomie technologique, en matière non seulement de renseignement et de cyber, mais également de traitement des données dites « sensibles » ou relevant d’infrastructures critiques, comme la santé, l’énergie, les transports. Nous devons faire du recours à des technologies extra-européennes une exception à motiver spécifiquement.

La tendance à recourir à celles-ci, qui nous place sous la coupe de législations étrangères, comme pour la plateforme des données de santé, n’est plus acceptable. Il en est de même de l’autodénigrement permanent de nos propres entreprises, savamment cultivé par de puissants lobbies extra-européens intégrés l’air de rien dans les milieux académiques, politiques et dans notre haute administration. Il faut que cela change.

Monsieur le ministre, les impératifs de sécurité nationale peuvent tout à fait justifier des exemptions aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et au droit des marchés publics européens, surtout quand les marchés étrangers eux-mêmes sont fermés à nos propres entreprises.

Il est donc temps de considérer, via un Small Business Act et un Buy European Act, la commande publique comme un levier pour dynamiser la compétitivité de l’informatique en nuage.

À cet égard, l’autorité publique a un devoir d’exemplarité dans la promotion de cahiers des charges fondés sur nos valeurs européennes. Elle doit s’astreindre à une exigence en matière de souveraineté, de création d’emplois locaux, de conformité aux obligations fiscales, et offrir des garanties d’interopérabilité, de portabilité et de réversibilité des données.

Vous l’avez compris, mes chers collègues, le numérique doit être traité comme un sujet régalien, de souveraineté, et prendre toute sa place dans notre réarmement industriel et technologique.

Il est vraiment plus que temps de reprendre en main notre destin numérique, pour paraphraser le titre d’un de mes rapports de 2018 sur l’urgence de la formation, autre sujet vital. En effet, monsieur le ministre, nous avons besoin d’une montée en compétences numériques de tous.

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est devenue le plus important des enjeux. Comme avec l’internet voilà vingt ans, elle offre autant d’opportunités qu’elle présente de risques. J’espère qu’en 2043 nous n’examinerons pas un texte visant à sécuriser et réguler l’intelligence artificielle, car il y aura alors des chances qu’il ait été rédigé par des cerveaux de silicium produits à l’étranger…

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