Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a brutalement refermé la parenthèse géopolitique ouverte il y a trente ans avec la chute de l’URSS et la fin de la guerre froide.
Balayant les dernières illusions héritées de cette période de confort stratégique, l’agression de Moscou a forcé les Européens à sortir de l’indolence et à regarder en face la nouvelle ère dans laquelle ils étaient entrés.
C’est une ère placée sous le signe de l’incertitude, de la polarisation et de la confrontation, une ère où les mouvements tectoniques de l’ordre international, qui agissaient jusqu’à présent à bas bruit, apparaissent désormais en pleine lumière.
Réveil des impérialismes, affirmation des puissances régionales, multilatéralisme en délitement, recours au fait accompli et à la force, diversification des menaces, contestation de l’influence occidentale : la guerre en Ukraine fait partie de ces événements historiques qui éclairent la bascule du monde autant qu’ils l’accélèrent.
Face à ce séisme géopolitique dont nous avons encore ressenti ce week-end une réplique, la sécurité de notre continent et de notre pays apparaît non plus comme une évidence, mais comme un bien à protéger. Cette réalité nous amène aujourd’hui à examiner ce projet de loi de programmation militaire.
Pour la France, comme d’ailleurs pour les autres États d’Europe, le constat est implacable : après trente ans de désinvestissement massif dans leurs outils de défense, c’est largement démunis, pour ne pas dire désarmés, qu’ils abordent le nouveau paradigme stratégique qui s’impose à eux. Depuis plus d’un an, tous ou presque ont donc affirmé leur volonté de renforcer leurs budgets militaires.
Avec 400 milliards d’euros programmés pour les sept prochaines années, soit une hausse de 13, 3 milliards, la France s’inscrit clairement dans ce mouvement global de réinvestissement.
Nous vous en donnons acte, monsieur le ministre, car vous vous êtes battus en ce sens. L’enveloppe est importante, d’autant qu’elle intervient à la suite des réels efforts financiers entrepris depuis 2019 pour restaurer le potentiel militaire de notre pays.
Pour autant, sera-t-elle suffisante pour permettre à nos armées de se hisser rapidement au niveau des enjeux et des défis posés par la guerre à l’est de l’Europe ? Sans doute pas…
C’est bien là le grand paradoxe de la LPM que vous nous proposez aujourd’hui, un paradoxe entre des crédits qui augmentent fortement et des dotations en équipements majeurs qui ne progressent pas. Pour certains programmes, la situation va même se dégrader, puisque les cibles fixées hier pour 2030 ne seront finalement atteintes qu’à l’horizon de 2035.
Nous devons cette vérité aux Français, qui financeront l’effort de défense de la nation. Ce n’est pas tant une affaire de « nombre de véhicules » parqués dans les « hangars », monsieur le ministre, que de remplacement de nos matériels consommés ou envoyés à nos alliés !
Il n’y aura pas davantage d’hommes et de femmes sous les drapeaux : le format des armées restera lui aussi identique à celui qui est visé par la programmation en cours.
Pour compenser cette atonie, le Gouvernement table sur une augmentation spectaculaire des effectifs de la réserve opérationnelle, qui seraient doublés en sept ans. Nous souscrivons, bien sûr, à cet objectif.
Néanmoins, suivant en cela l’analyse du Conseil d’État, il me semble bien difficile de ne pas être sceptique quant à sa réalisation, et pour cause : la lecture de ce texte ne nous permet pas de comprendre comment le Gouvernement entend financer cette montée en puissance ni comment il compte former, équiper et employer les réservistes supplémentaires.
Naturellement, ce projet de loi de programmation militaire préserve, à l’horizon de 2030, des acquis fondamentaux auxquels nous adhérons. En particulier, notre modèle d’armée restera complet et capable d’agir dans quasiment tous les domaines. Il demeurera sous-tendu par une dissuasion nucléaire indépendante, renouvelée et modernisée.
Mais, là encore, nous devons tenir un langage de vérité. Malgré leur qualité unanimement reconnue, malgré les efforts portés sur leur cohérence, nos armées resteront, y compris au sein d’une coalition, sous-dimensionnées pour faire face à l’exigence d’un engagement majeur, nécessairement long et coûteux en vies et en matériels.
Bien sûr, nous comprenons qu’il ne soit pas possible d’effacer en quelques années des décennies de désarmement. Nous comprenons que tout ne puisse pas être financé, a fortiori dans une période où l’inflation fait peser des incertitudes budgétaires inédites.
Permettez-moi, à ce titre, de souligner à quel point l’estimation retenue par le Gouvernement – environ 30 milliards d’euros sur la période – me semble optimiste. Les coûts des grands équipements militaires n’évoluent pas de la même manière que le panier de la ménagère. C’est près du double, soit au bas mot l’équivalent d’une année de programmation, qui pourrait finalement être effacé par l’érosion monétaire.
Nous comprenons enfin qu’une LPM soit contrainte de faire des choix. Mais précisément, ce que nous comprenons moins, c’est l’absence de choix stratégiques forts sur l’orientation de notre modèle d’armée, sur les segments à privilégier face aux menaces les plus prégnantes. Le texte qui nous est soumis donne davantage l’impression de proroger l’existant jusqu’à la prochaine élection présidentielle que de prendre acte des immenses bouleversements stratégiques advenus ces derniers mois. C’est, me semble-t-il, l’une des grandes occasions manquées de cette programmation.
Ce que nous comprenons moins, ensuite, c’est le choix d’affecter au financement de nos armées certaines ressources frappées d’une si grande incertitude. Monsieur le ministre, la fable de la vente des fréquences hertziennes est encore dans toutes les mémoires. Vous comprendrez donc que, après avoir pris connaissance de l’avis du Haut Conseil des finances publiques, le Parlement fasse preuve d’une saine méfiance sur ce sujet.
Nous vous proposons par conséquent, sans alourdir la dette et en respectant le budget défini par le Président de la République, de sanctuariser véritablement ces 413, 3 milliards d’euros, et rien que ces 413, 3 milliards d’euros, sur lesquels vous avez tant communiqué.
Enfin, ce que nous comprenons moins, c’est le choix de précipiter l’élaboration d’une nouvelle LPM, tout en conservant pour les premières années des efforts budgétaires identiques à ceux qui avaient été décidés avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, c’est-à-dire 3 milliards d’euros par an.
En somme, le texte qui nous est soumis laisse au prochain Président de la République le soin d’accélérer la cadence, alors que c’est maintenant que la guerre fait rage en Europe, maintenant que nos années doivent remonter en puissance, maintenant que nos industriels ont besoin de visibilité, donc de commandes, pour donner un tant soit peu corps à la notion d’« économie de guerre », si chère au Président de la République.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous entrerons dans la discussion de ce texte animés avant tout d’un esprit de responsabilité, vis-à-vis tant de nos concitoyens que de nos soldats, de nos marins et de nos aviateurs, qui acceptent de faire de leur vie notre ultime rempart face aux menaces.
Nous n’avons donc pas l’intention d’ajouter des milliards aux milliards. Nous sommes trop conscients de la situation financière déplorable de notre pays pour nous permettre une quelconque désinvolture en la matière.
Notre commission, conduite par notre rapporteur, défendra néanmoins quelques idées simples.
D’une part, nous ne voulons pas laisser subsister le moindre doute sur le fait que les ressources promises à nos armées seront bel et bien au rendez-vous.
D’autre part, nous voulons veiller à ce que le rythme auquel elles seront mises à leur disposition soit crédible et surtout compatible avec l’évolution des dangers qui pèsent sur la France et l’Europe.
Je ne sais pas si une « courbe budgétaire permet de protéger notre nation », monsieur le ministre, mais, devant les menaces, nous ne croyons pas à la stratégie d’une défense en pente douce ! Car, en définitive, cette courbe détermine tout le reste, à commencer par la crédibilité, la sincérité et l’efficacité de la programmation à venir.