Intervention de Jean-François Delfraissy

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 15 septembre 2020 à 10h30
Audition du professeur jean-françois delfraissy président du conseil scientifique

Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique :

Je souhaite tout d'abord apporter une précision, monsieur le président. Vous avez fait prêter serment à Caroline Jaegy, c'est très bien, puisqu'elle est présente. Toutefois, Caroline est une stagiaire de Sciences Po, qui nous accompagne comme chargée de mission, mais qui n'est pas membre du conseil scientifique. J'en profite pour vous indiquer que les moyens humains mis à disposition du conseil depuis le début de cette crise se sont résumés à deux stagiaires.

Vous avez rappelé qui nous étions. On demande souvent pourquoi ce comité multidisciplinaire ne comprend pas d'économiste. J'avais souhaité la présence de spécialistes en sciences humaines et sociales et d'un représentant de la société civile et nous avons discuté de la présence d'économistes. Au début de la crise, les préoccupations sanitaires étaient largement dominantes, mais nous nous sommes très vite intéressés aux conséquences économiques et nous avons travaillé avec des groupes d'experts en économie. Toutefois, il ne nous est pas paru pertinent d'intégrer un économiste au sein d'un groupe qui avait une vision essentiellement scientifique et médicale, d'autant plus que le Gouvernement avait mis en place un groupe d'experts économistes.

Bien que vous l'ayez également rappelé, j'insiste sur le fait que ce comité a pour but d'éclairer le Gouvernement et les autorités sanitaires : il n'a pas pour fonction de décider. Nous voyons ressurgir des allusions à un « troisième pouvoir » médical : c'est du bullshit, oubliez ça ! On en entend parler uniquement dans les médias. La France est une grande démocratie, le comité scientifique est auditionné par le Sénat, il l'a été par l'Assemblée nationale. Les experts scientifiques et médicaux sont là pour aider à prendre des décisions difficiles parce qu'elles sont compliquées.

Si je suis venu accompagné d'un certain nombre de membres du comité scientifique, c'est parce que nous avons mené un travail de groupe, en faisant un exercice d'intelligence collective. Il ne s'agit pas du tout de la réflexion d'un homme seul, même si le président est mis en avant pour des raisons diverses et variées - tant mieux d'ailleurs, j'ai les épaules assez larges pour recevoir les coups ! Nos avis sont rendus de manière collégiale, après une phase de construction en interne. Nous avons souhaité émettre des avis écrits, destinés à être rendus publics, avec un décalage entre la remise au Gouvernement et la diffusion. Il me paraît essentiel, en termes de vision démocratique, que ce sur quoi les décideurs s'appuient puisse être partagé avec nos concitoyens. C'est d'ailleurs un mode de travail habituel en médecine, où la décision est de moins en moins celle d'une personne, mais de plus en plus celle de groupes. Les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) ont pour but de permettre les décisions collégiales. On a dit que ce conseil scientifique était un outil très nouveau, mais son mode de travail est en fait très habituel.

Nous avons connu quatre grands moments : le premier a consisté à faire comprendre au politique, entre le 10 et le 17 mars, la nécessité du confinement du pays - cette décision n'est pas seulement française, on la retrouve dans tous les grands pays européens - ; dans une deuxième période, nos avis ont porté sur la manière de gérer le confinement ; la troisième période a porté sur le déconfinement, en sortant du conseil immédiat pour adopter une vision stratégique - nous avons beaucoup travaillé à l'époque avec le groupe constitué autour de Jean Castex, avant que ce dernier ne devienne Premier ministre ; dans la quatrième période, nous avons rendu quelques avis stratégiques autour du déconfinement, des différents scénarios à venir, des plans de préparation de l'ensemble des structures, afin que les différents corps de l'État ne s'endorment pas pendant l'été - notre avis n° 8 de fin juillet tentait d'anticiper la rentrée, en posant le problème des vingt grandes métropoles françaises qui représentent un enjeu majeur pour la rentrée, en termes de densité de population, notamment pour sa partie la plus jeune, d'activité économique et de transports, plutôt que les régions.

Vous nous avez interrogés sur nos relations avec les différentes agences de santé existant déjà en France. J'ai souhaité d'emblée que cet objet nouveau qu'est le conseil scientifique - vous avez rappelé qu'il a été créé par la loi, même s'il a fait ses débuts dans un vide juridique complet - ne constitue pas une nouvelle strate décisionnelle, comme on a l'habitude de le faire en France, mais s'appuie sur ce qui existait déjà. Nous avons eu bien sûr des relations avec Santé publique France, dont la directrice était présente à l'Élysée lors de la réunion du 12 mars, avec le Haut Conseil de santé publique (HCSP), dont le président est membre à part entière du conseil scientifique, avec la Haute Autorité de santé (HAS), avec la recherche, avec REACTing - Yazdan Yazdanpanah vous en parlera cet après-midi. Dans une vie antérieure, j'ai été à l'origine de la construction de REACTing comme modèle de réponse d'urgence aux épidémies. Nous avons également eu beaucoup de relations avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), avec le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) - je précise que je n'ai pas démissionné de la présidence de ce comité, mais que je me suis déporté en faveur de sa vice-présidente, parce que j'ai immédiatement jugé cette fonction incompatible avec une présidence opérationnelle du conseil scientifique - et avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Au mois d'avril, nous avons fait un gros effort pour créer des liens avec les académies de médecine et des sciences, avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), pour leur expliquer ce que l'on savait, pourquoi on prenait telle direction, les enjeux qui pouvaient se poser.

Enfin, avec des résultats variables, nous avons créé des liens avec nos collègues étrangers au Royaume-Uni, en Italie, en Allemagne, même si ces conseils scientifiques ne correspondent pas forcément à notre modèle. Nous avons eu des échanges d'ordre scientifique, mais l'Europe, à cette occasion, ne s'est pas très bien construite, puisque l'ensemble des décisions prises l'ont été au niveau de chaque pays, chacun ayant tendance à se refermer sur lui-même.

J'en viens à notre relation avec le politique. Cette crise est sans précédent - il y a quatre ans, dans une conférence, j'avais évoqué l'hypothèse de la mutation d'un virus grippal, et non d'un coronavirus, mais j'y croyais sans y croire... Les relations du politique avec le comité scientifique, installé par le politique, posent deux ou trois questions sur lesquelles je veux revenir.

Tout d'abord, ce comité est-il autonome ou dépend-il du politique ? Nous avons tout fait pour garder notre indépendance dans notre mode de fonctionnement : nous pouvons être saisis par le Gouvernement, mais nous pouvons aussi nous autosaisir, nous avons joué la transparence, certaines de nos propositions n'ont pas été retenues.

Ensuite, ce comité comprend des médecins et des scientifiques. Il ne correspond pas au modèle hiérarchique de la haute administration française. Nous ne sommes pas des énarques, nous ne sommes pas des hauts fonctionnaires qui doivent répondre, dans le contexte français, à l'ordre politique. Nous n'avons pas de relation hiérarchique, y compris avec le plus haut niveau de l'État, notre parole est libre.

Certains enjeux restent fondamentaux dans la relation avec le politique. Premièrement, la science se construit sur les incertitudes. S'il n'y a pas d'incertitude en science, on ne construit pas de la bonne science. Donc, nous avons des hésitations. Je comprends que certains d'entre vous puissent ensuite nous interroger sur les différentes prises de parole des scientifiques : distinguons la prise de parole des scientifiques de la prise de parole du conseil scientifique. Cette notion d'incertitude, par définition, ne plaît pas au politique, qui a besoin d'une forme de certitude à court terme pour construire ses décisions. Deuxièmement, il y a le facteur temps : le temps des médias est de quelques heures, le temps du politique est de quelques jours, le temps de la science se compte en semaines et en mois. J'ai dit d'emblée que nous n'aurions pas de résultat d'essais thérapeutiques, de construction solide, avant trois ou quatre mois. On comprend bien qu'il soit difficile pour un politique d'intégrer qu'il n'aura pas de réponse scientifique solide avant plusieurs mois. Ceux qui pensent que l'on peut avoir des résultats extrêmement rapides se trompent : pour avoir des résultats solides, la science prend un peu de temps. Troisièmement, à aucun moment, nous n'avons eu l'idée qu'un « troisième pouvoir » médical pourrait s'installer en France. Nous sommes là pour éclairer le politique sur des questions difficiles, l'actualité le prouve, mais c'est bien le politique qui décide.

De notre point de vue, la relation avec les plus hautes autorités de l'État s'est déroulée dans un climat de confiance, qu'il s'agisse des conseillers de l'Élysée, de Matignon, du ministère de la santé, sous forme de notes ou d'avis. Nous avons eu des positions divergentes : sur l'ouverture des écoles, ou sur la place du citoyen et de la société civile, aucun comité citoyen n'ayant été mis en place au niveau tant national que territorial. Nous avons également pu regretter qu'une certaine forme de gouvernance ne se soit pas installée.

J'en arrive enfin à ce que nous ne sommes pas : nous ne sommes pas une instance de décision, nous ne décidons rien, c'est le politique qui le fait, nous sommes là pour l'éclairer. J'insiste parce que je vois le débat repartir : il peut intéresser les médias, mais pas les gens sérieux ! Nous ne sommes pas une structure pérenne, nous ne sommes pas une nouvelle agence sanitaire. Le conseil scientifique est lié à la crise sanitaire, il faut qu'il ait un début et une fin ; je vous rappelle qu'il avait souhaité disparaître le 9 juillet 2020 et que ce sont les parlementaires qui ont voulu le prolonger jusqu'au 30 octobre. Ce choix nous a mis en difficulté : on aurait pu imaginer que ce conseil passe la main à d'autres scientifiques, mais nous avons jugé en notre âme et conscience qu'il était difficile de ne pas accompagner le Gouvernement en cette période d'été et de rentrée, où nous avions anticipé le retour du virus, et nous avons donc décidé de rester jusqu'au 30 octobre. Mais j'insiste sur la question de fond : à partir du moment où l'on crée un objet nouveau de ce type et qu'on croit lui confier une forme de pouvoir - qu'il n'a pas ! -, la meilleure façon de répondre aux critiques, c'est de mettre fin à cet organisme. Nous en sommes totalement persuadés ; ensuite se pose la question du moment de sa disparition.

Nous n'étions pas non plus un organisme opérationnel. Nous étions là pour guider, construire une doctrine, une réponse s'appuyant sur des bases scientifiques autant que faire se peut. La science a évolué durant cette crise. Comment construire quand on découvre en marchant ? Nous avons été une instance de santé publique. Il a été très peu question d'innovation thérapeutique jusqu'à maintenant, même si cela va arriver. Les décisions que nous avons été amenés à « faire prendre » par le politique au plus haut niveau, quand il l'a souhaité, ont été essentiellement des décisions de santé publique. On en revient donc à ce que j'avais évoqué devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale : ce comité a joué un rôle de construction de la pensée et de la décision en santé publique en France, et l'on peut donc s'interroger sur ce qui manque en termes d'outils et de construction d'une vision de santé publique. C'est l'une des grandes leçons de cette crise.

Je comprends les interrogations de nos concitoyens qui ont le sentiment d'entendre tout et son contraire de la part d'un certain nombre de personnalités scientifiques. Il faut d'abord bien séparer ce que dit le conseil scientifique au moment où il rend des avis écrits et le barnum médiatique qui existe depuis mi-avril - il s'était calmé pendant l'été, mais il reprend depuis trois semaines - où des gens qui croient tout savoir prennent la parole dans les médias, ce que l'on peut regretter. Daniel Benamouzig vous dirait qu'il y a une absence de régulation. Nous avons essayé de cadrer les choses, autant que faire se peut, mais il y a une liberté d'expression naturelle en France et il est donc difficile de réguler les prises de parole.

Enfin, les connaissances ont évolué, y compris les nôtres, concernant notamment les mécanismes de transmission (les lieux de transmission, l'existence de personnes supercontaminatrices, etc.). Il faut prendre des décisions stratégiques fondées sur la science au moment même où cette science se construit.

S'agissant de l'immunité en population, on sait maintenant qu'il y a entre 5 % et 10 % de la population, suivant les régions, qui a été contaminée et a des anticorps : ce n'était pas évident au départ ! Si l'on m'avait demandé de parier, j'aurais plutôt misé sur 20 % ou 25 % en France ; or le taux observé est nettement inférieur, et cela vaut pour l'ensemble des pays.

Sur la signification des anticorps, est-on protégé quand on a été malade une première fois ? Oui, probablement, dans l'immense majorité des cas. Mais on vient de décrire, dans les dernières semaines, quatre cas de deuxième contamination, chez des personnes ayant eu des anticorps. Concernant le supposé rôle contaminant des enfants, on s'est aperçu, en fait, que les enfants étaient contaminés par les adultes. Il y a donc eu une acquisition de connaissances au fur et à mesure, qui a rendu les décisions difficiles à prendre.

Pour conclure, je remercie publiquement l'ensemble du conseil scientifique qui a travaillé énormément - plus de 150 réunions, y compris le week-end ! L'important, c'est le travail d'équipe et l'intelligence collective. Je remercie également les Français qui, à 80 %, sont un peu inquiets, mais restent raisonnables - là aussi, les médias ont un rôle en ne s'intéressant qu'au 20 % de personnes qui, à des degrés divers, refusent les mesures.

Je voudrais enfin vous faire part d'un regret, concernant les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Nous avions d'emblée émis un certain nombre de recommandations et de consignes pour la prise en charge de leurs pensionnaires. La confrontation entre cette vision sanitaire et la volonté de laisser les anciens vivre normalement a mis en évidence le fait que les Ehpad étaient beaucoup moins médicalisés qu'on ne le pensait, que l'organisation de la prise en charge médicale était complexe - cela avait été signalé depuis longtemps dans d'autres structures. S'il devait y avoir une reprise du virus dans quelques semaines, il ne faudrait pas répéter ce qui s'est passé et faire en sorte que tout soit prêt.

S'il nous reste du temps en fin d'audition, nous pourrons vous donner notre vision de ce qui pourrait se passer dans les semaines ou les mois qui viennent, afin de ne pas parler uniquement du passé.

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