Intervention de Daniel Benamouzig

Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies — Réunion du 15 septembre 2020 à 10h30
Audition du professeur jean-françois delfraissy président du conseil scientifique

Daniel Benamouzig, sociologue, membre du conseil scientifique :

Nous sommes tous conscients de vivre une situation extraordinaire, mais j'insiste sur le caractère ordinaire de notre manière de fonctionner. Jean-François Delfraissy a souligné qu'elle était assez commune dans le monde médical et, plus largement, dans le monde de l'expertise sanitaire en France. Pour ce qui me concerne, je travaillais déjà, l'an dernier, dans le cadre d'un conseil scientifique indépendant sur la question des agénésies transverses des membres supérieurs - les bébés sans bras - selon des modalités de régulation qui, dans leur forme, sont assez fréquentes dans le domaine de la santé, où l'on a besoin d'expertises scientifiques indépendantes, pluralistes, collégiales.

Une autre dimension ordinaire sur laquelle je souhaite témoigner « de l'intérieur » est l'indépendance : on regarde tous le paysage institutionnel dans lequel le conseil scientifique évolue, sa place par rapport à différents pouvoirs. On est assez friands, dans notre pays, de ce type de détails qui caractérisent une grande démocratie. Dans le fonctionnement quotidien, le mot « indépendance » a une dimension très concrète, par exemple dans nos modalités d'échanges. Jean-François Delfraissy faisait référence au nombre de nos réunions, plus de 150, ce qui veut dire que nous nous sommes réunis tous les jours, parfois plusieurs fois par jour jusqu'au mois de juillet. À travers ces délibérations, ces doutes, ces échanges, cette recherche d'angles d'attaque qui n'ont pas été examinés, on finit par construire une pensée collective, qui est un amalgame d'éléments connus de certains d'entre nous - je suis très impressionné, à titre personnel, par la qualité de mes collègues -, fondés sur leurs connaissances scientifiques ou sur leur expérience de clinicien, etc., et d'éléments qui ne sont pas connus, qui sont discutés, débattus, très controversés. Voilà le fruit de la délibération.

De manière très concrète aussi, l'écriture de nos avis, que nous assurons nous-mêmes, représente un travail considérable pour stabiliser une forme de pensée collective, la rendre lisible, précise, s'assurer qu'elle embrasse l'ensemble des problèmes. Elle répond aussi à une exigence de transparence, permettant de rendre compte à nos concitoyens du résultat de notre travail scientifique. C'est un travail auquel il faut s'atteler quotidiennement, jusque très tard dans la nuit. Je passe sur le nombre de versions qui ont été nécessaires pour élaborer chaque document. C'est aussi là que se situe l'indépendance : nous avons la maîtrise de l'écrit, de nos délibérations, de nos questionnements, abstraction faite des questions institutionnelles concernant la saisine, l'autosaisine, la position hiérarchique.

Le deuxième point sur lequel je souhaite revenir est l'écart entre le caractère collégial et assez consensuel de nos avis, la convergence de nos points de vue, et un débat public beaucoup plus controversé sur les mêmes thématiques, parfois même illisible, qui suit des dynamiques très difficiles à anticiper, même si, au fil des mois, on observe la récurrence d'un certain nombre de configurations, comme on dit en sociologie. Ce désordre nous frappe aussi, comme n'importe quel citoyen qui cherche de l'information, mais il faut faire avec. D'une certaine manière, il exprime aussi l'autonomie et la liberté d'un certain nombre d'acteurs.

La difficulté tient au fait que, sur ce type de question, on a une conjonction d'autonomies très grandes et très légitimes. La profession médicale, pour des raisons historiques anciennes, dispose d'une très grande autonomie. La profession scientifique, pour des raisons équivalentes, mais un peu différentes, dispose également d'une très grande autonomie - je suis chercheur au CNRS et je me félicite chaque jour de l'autonomie dont je bénéficie dans mon travail scientifique, dans mes questionnements, dans les recherches que je souhaite entreprendre et ce sentiment est partagé par tous les chercheurs de notre pays. Les acteurs de la sphère médiatique disposent aussi très légitimement d'une très grande autonomie dans leur manière d'apprécier les problèmes, d'organiser les discussions ; c'est aussi un gage de notre démocratie.

Ces grandes autonomies se mélangent, s'entrechoquent et répondent à des logiques très différentes. Les logiques du champ médiatique ne sont pas les mêmes que celles du champ médical ou scientifique. Ce qui me frappe, et qui peut appeler une forme de réflexion collective des différentes professions auxquelles j'ai fait référence, c'est la difficulté de la régulation.

Dans le monde médical, la régulation a été compliquée, les divergences sont difficiles à régler, alors que des instances sont prévues et que ces problèmes se posent depuis toujours. Il y a donc une vraie difficulté à aborder ces questions dans un contexte de forte exposition médiatique. On pourrait dire la même chose des instances scientifiques, où existe une forme de régulation sur laquelle on peut s'interroger. Quel est le rôle des régulateurs de la vie scientifique dans la manière dont un certain nombre de positions sont présentées, défendues, organisées, mises en place ? Je ne suis pas un spécialiste de la recherche clinique, mais on a pu observer un certain polycentrisme, pour rester poli, voire un certain désordre. Il y a là aussi matière à progresser.

Enfin, dans le domaine de l'expression médiatique, les professionnels eux-mêmes doivent engager une réflexion, peut-être dans un cadre civique, sur la régulation des médias, dont l'autonomie est légitime, mais ne doit pas occulter le fait que sont mises en oeuvre des logiques mercantiles, d'audience, de positionnement, qui induisent des effets problématiques sur le débat en santé publique.

Rendre le conseil scientifique responsable de ce désordre, qu'on a pu qualifier de barnum, me semble un raccourci audacieux et injuste.

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