À mon arrivée, le pays se prépare à la possibilité d'une épidémie d'un virus inconnu en provenance de Chine, alors même que l'épidémie n'a encore atteint ni la France ni l'Europe. Plusieurs semaines avant mon arrivée, les premiers bulletins d'information à l'attention de l'ensemble des structures sanitaires et aux agences régionales de santé avaient été publiés. La ministre Agnès Buzyn avait déjà fait plusieurs interventions publiques pour parler du virus et indiquer qu'il y avait des possibilités que ce virus puisse rentrer, même s'il n'y avait pas de certitudes à l'époque.
Lors de mon premier contact avec l'épidémie, je n'étais pas ministre, mais député de Grenoble. Un monsieur anglais ainsi que ses enfants, tous issus du cluster de Contamines-Montjoie, étaient alors hospitalisés au centre hospitalier universitaire (CHU) de Grenoble. En mes qualités de député et de médecin, j'ai accompagné la ministre Agnès Buzyn à la rencontre des équipes du service de maladies infectieuses qui avaient mis en place l'isolement hospitalier des personnes malades et des cas contacts. En l'occurrence, les symptômes de ces personnes s'apparentaient à ceux d'un rhume.
J'ai pu constater la grande réactivité des équipes qui ont travaillé sur ce cluster : isolement des cas contacts, fermeture des structures qui nécessitaient d'être fermées, test des personnes contacts. Sans la vigilance des médecins de cette station de ski, la préparation de l'agence régionale de santé et des équipes hospitalières pour accueillir des patients en isolement, ce cluster aurait pu être le début d'une épidémie précoce, avant l'Italie. C'est la marque d'un pays qui avait su se préparer.
Le stade 1 du plan Orsan - organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles - a été déclenché le 14 février, le jour où le premier décès était enregistré. J'ai déclenché le stade 2 deux semaines plus tard. Il consistait à renforcer les mesures de confinement pour les foyers de propagation, notamment dans l'Oise où nous avons dû fermer des écoles et interdire des rassemblements, mais aussi au niveau national puisque nous avons interdit les manifestations de plus de 5 000 personnes en milieu fermé.
Je rends hommage à l'action qui a été conduite par ma prédécesseur, car la préparation du système de santé était réelle. Mme Buzyn a indiqué que notre pays était le mieux préparé des pays environnants. Quelques jours après ma nomination, je me suis rendu à Rome pour rencontrer le ministre de la santé, puis, deux semaines après, à Bruxelles pour discuter avec l'ensemble de mes homologues européens, dont une majorité se demandait pourquoi on réunissait en urgence les ministres du Conseil de l'Europe étant donné qu'il n'y avait pas d'épidémie en Europe. Je peux confirmer que le niveau d'alerte était bien plus élevé en France que chez beaucoup de nos voisins.
J'en viens à l'orientation des malades vers le SAMU. La doctrine initiale était d'isoler les malades potentiels afin de casser toute chaîne de contamination avant même qu'elle ne se développe. Le passage par le SAMU permettait d'isoler les personnes en milieu hospitalier, comme cela a été fait à Contamines-Montjoie ou au travers du rapatriement des expatriés de Wuhan. Adresser ces patients aux médecins de ville nous aurait fait prendre le risque qu'ils contaminent d'autres patients, et même le médecin. Par ailleurs, les outils de mesure à la disposition des médecins de ville n'étaient pas aussi pointus qu'à l'hôpital.
Pour autant, il n'a jamais été question d'écarter les médecins de ville du dispositif. Il était d'ailleurs prévu que si l'épidémie commençait à diffuser, on passerait à un diagnostic clinique des cas symptomatiques réalisé par des médecins de ville.
Lorsque nous sommes passés à un stade ultérieur de diffusion du virus, nous n'avons plus hospitalisé que les cas sévères, les autres cas étant en isolement chez eux ou en structure hôtelière lorsqu'ils n'étaient pas en capacité de s'isoler correctement chez eux. Dès lors, comme cela se pratique depuis des dizaines d'années, nous avons appliqué le diagnostic clinique syndromique grâce à des réseaux de médecins sentinelles qui font remonter les données. Tout cas symptomatique évoquant un covid a été considéré comme positif jusqu'à preuve du contraire, et donc, isolé le temps nécessaire.
La médecine de ville a un déjà rôle central, et ce rôle va devenir encore plus important quand les rhumes, les rhino-pharyngites, les angines et la grippe vont arriver dans notre pays et qu'il faudra faire la part des choses entre le covid et tout autre virus. Je travaille d'ailleurs avec les syndicats et l'ordre professionnel pour anticiper le rôle des médecins de ville, notamment en matière de diagnostic. J'ai saisi la Haute Autorité de santé (HAS) de ce sujet et je ne manquerai pas de vous communiquer sa réponse.
J'ai fait le choix de développer la télémédecine de manière inédite dans notre pays. Je crois que nous réalisions quelques dizaines de milliers d'actes de télémédecine par an dans notre pays ; nous sommes passés à un 1 million par semaine. Nous avons décidé de prendre en charge à 100 % les consultations de télémédecine, et de les simplifier par tous les moyens, y compris le recours à Skype, à WhatsApp ou aux consultations téléphoniques. Nous avons également autorisé la téléconsultation pour les infirmières et les kinésithérapeutes. Cela a permis aux médecins de participer grandement à la prise en charge des malades à la phase épidémique sans s'exposer et sans exposer les autres malades.
Cette dynamique se poursuit. J'ai fait le choix de maintenir les mesures d'exception pour qu'elle ne s'effondre pas. En avril, 11 % des consultations se sont faites en télémédecine, et jusqu'à 55 % pour les endocrinologues ou 48 % pour les pneumologues.
Vous m'avez interrogé sur les données scientifiques. Il y a eu un certain consensus entre l'OMS, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC), le conseil des ministres de la santé européen, le conseil scientifique, la Direction générale de la santé (DGS), les autorités de santé centralisées et décentralisées telles que le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), la Haute Autorité de santé (HAS), les agences régionales de santé, les organismes de recherche comme l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou l'Institut Pasteur. Tous ces acteurs ont éclairé les décisions et les doctrines, mais ils les ont aussi fait évoluer au fur et à mesure que les connaissances scientifiques s'affinaient, à l'instar de l'Académie de médecine. Cela me semble assez sain.
Par ailleurs, nous disposons d'une batterie d'indicateurs très importante ; j'en ai présenté un certain nombre hier : l'incidence, l'incidence des personnes âgées, le taux de positivité des tests, la saturation des réanimations, etc.
Je ne regrette nullement d'avoir anticipé l'activation du plan blanc généralisée à l'échelle du pays. Je me souviens que les premiers jours, certains établissements de santé publics ou privés se plaignaient qu'on les empêche d'opérer des malades alors qu'ils n'avaient pas de patients atteints du covid. La particularité d'une épidémie avec un virus aussi contagieux et aussi invasif que le coronavirus est que tout va très vite.
Si nous prenons aujourd'hui des mesures importantes à Marseille et en région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA), c'est parce que les services de réanimation sont à plus de 30 % de taux de saturation par des patients covid. Or si les réanimations sont occupées par de la chirurgie programmée, cela peut mettre en danger des centaines, voire des milliers de vies. Nous avons sauvé des centaines et des milliers de vies en activant le plan blanc de manière anticipée et en vidant les réanimations en amont. Nous n'aurions pas pu le faire si la vague nous avait pris de court. Sur tous les territoires, l'ensemble des établissements ont augmenté le nombre de lits en réanimation pour faire face à la vague, et les services de réanimation ont tenu.
Aujourd'hui, la situation est différente, car nous avons des indicateurs plus fins et une meilleure connaissance du virus. Nous nous inspirons des modélisations, notamment de l'Institut Pasteur, qui permettent d'appréhender semaine après semaine l'évolution du nombre de patients en réanimation. Nous avons mis en place des indicateurs par territoire, voire par hôpital pour doter chacun de ses propres outils de gestion. Lorsque cela devient nécessaire, tel ou tel hôpital se voit contraint d'annuler des opérations afin de transformer des blocs opératoires en salle de réanimation. Du personnel a été formé, des expériences ont été partagées pour pouvoir faire face à cette crise épidémique.