Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, avec l'accord national interprofessionnel de partage de la valeur dont nous examinons la transposition aujourd'hui, les partenaires sociaux ont renoué avec leur rôle premier, à savoir la négociation. Cet accord contient un certain nombre d'avancées au profit des salariés pour favoriser le partage de la valeur dans l'entreprise. Dont acte.
Nous sommes évidemment respectueux du dialogue social et des partenaires sociaux. Nous sommes également très soucieux de voir les salariés bénéficier des fruits de l'activité de l'entreprise. Néanmoins, et comme d'habitude, un bémol s'impose : ces négociations ont été extrêmement encadrées par le document d'orientation que le Gouvernement a communiqué en amont aux parties prenantes.
Monsieur le ministre, c'est là que le bât blesse. Ce cadrage a été tellement strict que vous avez exclu d'emblée toute négociation sur les salaires. En revanche, pour ce qui concerne le partage de la valeur, vous avez veillé à ce que soient rigoureusement pris en compte ces quatre items que sont la participation, l'intéressement, l'actionnariat et les primes.
Une fois l'accord conclu par les partenaires sociaux, le projet de loi issu des travaux de l'Assemblée nationale traduisait assez fidèlement dix de ses quinze articles. Il comportait quelques améliorations. Néanmoins, les amendements visant à sécuriser la non-substitution des primes aux salaires ou les amendements ayant pour objet les métiers repères, défendus par les forces de gauche, y ont été écartés par la majorité.
Puis, en commission au Sénat, la majorité de droite a appauvri le texte qui nous a été transmis. Elle a supprimé l'alinéa de l'article 1er prévoyant que, à défaut d'initiative de la partie patronale, la négociation s'engage dans les quinze jours suivant la demande d'une organisation syndicale représentative de la branche. Ce faisant, la majorité sénatoriale a manifesté sa préférence pour une prééminence de la partie patronale des partenaires sociaux.
La suppression de l'article 1er bis est plus symbolique encore. En effet, il transposait l'article 4 de l'ANI, en vertu duquel les branches professionnelles doivent engager des travaux sur la mixité de leurs métiers afin de favoriser une représentation équilibrée des femmes et des hommes dans l'ensemble des métiers de leur champ. Il s'agissait aussi de permettre l'accompagnement des entreprises de leur secteur en la matière. Pour les droits des femmes, on repassera…
Chers collègues de la majorité, nous savons que vous soutenez les dispositifs de participation et d'intéressement ; mais, si vous le faites, c'est parce que, au fond, vous n'êtes pas franchement favorables à l'augmentation des salaires.
Aussi, nous nous étonnons. Vous avez rejeté une amélioration introduite dans le présent texte par nos collègues députés relative au calendrier de mise en œuvre de ces dispositifs.
L'Assemblée nationale a en effet avancé d'un an la date de l'entrée en vigueur de l'obligation de mettre en place au moins l'un des dispositifs de partage de la valeur pour les entreprises et pour les employeurs de l'économie sociale et solidaire. Pourquoi repousser ce dispositif à 2025 plutôt que de permettre aux travailleurs de bénéficier de ces améliorations dès 2024 ?
Nous espérons que la majorité du Sénat reviendra sur ces positions et qu'elle permettra à tout le moins de rétablir, au cours des débats, la version du texte issue de l'Assemblée nationale. Idéalement, il faudrait également que la chambre haute adopte des mesures afin qu'il ne soit pas possible de substituer les dispositifs de partage de la valeur aux salaires. Ce point est en effet l'une des lacunes de ce texte.
Par ailleurs, ce qu'un tel projet de loi révèle de la politique menée par l'exécutif à l'encontre de notre République sociale nous inquiète. Le Gouvernement procède en sous-main à un changement de paradigme, sous l'effet de glissements successifs défavorables aux travailleurs.
Monsieur le ministre, vos choix en témoignent : vous vous en êtes pris aux droits des chômeurs et des retraités, et vous ne voulez décidément pas parler d'augmentation des salaires. Pourtant, les syndicats, de la CFDT à la CGT en passant par la CFTC et FO, expriment depuis des mois leur volonté de voir s'ouvrir des négociations sur ce sujet.
Face à la hausse vertigineuse du coût de la vie, les augmentations de salaire sont en effet un impératif. Selon les données de l'Urssaf de septembre dernier, à la fin du mois de juin, le salaire mensuel par tête, primes comprises, a augmenté de 5 % en un an. Pendant ce temps, la hausse des prix s'est élevée à 4, 4 %. L'économiste Christian Chavagneux souligne ainsi que, pendant de longs mois, les prix ont crû beaucoup plus rapidement que les salaires, l'année 2022 ayant été caractérisée par une forte perte de pouvoir d'achat.
Une négociation sur les salaires se justifie également par la nécessité, plus structurelle, de corriger le déséquilibre en défaveur des revenus du travail que dénonce notamment l'association Oxfam. Ainsi, dans un rapport qu'elle a publié au moment de l'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale, Oxfam souligne le « déséquilibre croissant du partage de la valeur en faveur des actionnaires et au détriment des travailleurs ». En dix ans, « entre 2011 et 2021, […] la dépense par salarié n'a augmenté que de 22 % tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 % ».
Je parle bien des salaires, lesquels permettent de cotiser aussi bien pour la protection sociale que pour l'assurance chômage et la retraite, c'est-à-dire pour un salaire différé.
Monsieur le ministre, lors des débats sur la réforme des retraites, vous avez remis en question le contrat qui prévoit que l'on cotise non seulement pour payer la pension de ceux qui sont déjà à la retraite, mais également pour se constituer un salaire différé. Tel est le principe du système par répartition.
Or justement, monsieur le ministre, nous avons de grandes divergences d'appréciation avec vous sur l'importance et le rôle des cotisations sociales, lesquelles rendent possible ce salaire différé.
Partager la valeur au moyen de la participation, de l'intéressement, de l'actionnariat ou de primes, comme vous prétendez le faire au travers des dispositions de ce texte, c'est fragiliser l'accès des salariés à ce salaire différé, puisque cela revient à réduire la part des droits acquis en fonction de la rémunération ; c'est également appauvrir la sécurité sociale, puisque cela ne permet pas la croissance nécessaire de ses ressources.
Pour notre part, nous sommes strictement opposés à la désocialisation des rémunérations, en raison de notre attachement au salariat.
Un tel refus de laisser les partenaires sociaux négocier sur les salaires est le signe d'une mainmise sans cesse plus importante de l'État sur les négociations.
L'accord national interprofessionnel du 14 avril 2022 relatif à un paritarisme ambitieux et adapté aux enjeux d'un monde du travail en profonde mutation ne disait pas autre chose dans son article 5.1. Ce dernier acte qu'« avant tout projet de réforme du Gouvernement relevant du champ de l'article L. 1 du code du travail » est émise « une invitation préalable à la négociation entre partenaires sociaux, dans des conditions respectueuses de leurs prérogatives ».
Cependant, les organisations signalent que si « L'article L. 1 du code du travail prévoit la communication aux partenaires sociaux d'un document d'orientation […], sa mise en œuvre l'a progressivement transformé en document de cadrage ». Et de compléter : « Les signataires du présent accord tiennent à réaffirmer très clairement que le document d'orientation du Gouvernement doit laisser toute sa place à la négociation. Si le Gouvernement est fondé à définir l'objectif politique qui est poursuivi, il appartient aux partenaires sociaux de définir les voies et moyens permettant l'atteinte de ces objectifs, y compris en décidant d'aller au-delà du contenu du document d'orientation. »
Il semble bien que cette observation préoccupante n'ait en rien modifié la pratique du Gouvernement.
On sait pourtant le mal que les documents de cadrage font au dialogue entre les partenaires sociaux. Ainsi, ces mêmes partenaires ont vu leurs marges de manœuvre réduites dans le cadre des négociations sur l'assurance chômage : le contenu des lettres de cadrage, ainsi que leur date d'émission, fait de l'exécutif le maître des horloges, ce qui a des conséquences sur les échéances et les délais courants.
Pourtant, le dialogue social existe, et ce malgré les contraintes imposées par l'exécutif : les partenaires sociaux répondent présents, comme en témoigne la signature de l'ANI.
C'est pourquoi les bras nous en sont tombés lorsque, en amont de la tenue par le Gouvernement de sa conférence sociale sur les bas salaires, la Première ministre Élisabeth Borne a évoqué la création d'un haut conseil des rémunérations pour réfléchir, sur le temps long, à la progression des rémunérations et des parcours professionnels.
Il s'agit donc bien de créer une instance qui viendrait s'ajouter aux procédures déjà existantes et qui limiterait encore davantage les marges de manœuvre des partenaires sociaux, dans un domaine qui relève pourtant de leurs prérogatives.
En plus des négociations entre les partenaires sociaux, qui ont, par exemple, permis l'adoption de l'ANI relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise, d'autres moyens existent – cela a été clairement démontré – pour permettre aux parties prenantes de se mobiliser, de se réunir et de s'exprimer sur la question des salaires, chaque jour – au Parlement comme ailleurs. J'en veux d'ailleurs pour preuve la proposition de résolution que nous avons déposée, sur l'initiative de Thierry Cozic, relative à la tenue d'un Grenelle des salaires.
Je conclurai en réaffirmant notre respect du dialogue social et des accords négociés par les syndicats patronaux et de salariés.
Vous l'avez compris, nous émettons sur ce texte en l'état un certain nombre de réserves. Aussi, nous nous abstiendrons. §