Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je commencerai mon intervention en évacuant d’emblée un malentendu : une loi d’amnistie ne contrevient pas à la séparation des pouvoirs fondant notre ordre républicain.
Au travers de cette proposition de loi, nous ne remettons pas en cause les jugements passés, donc l’action de la justice, puisque nous ne revenons pas sur les peines ou les amendes prononcées. Nous demandons seulement que les femmes et les hommes condamnés voient leur sanction amnistiée.
Cette loi d’oubli et d’apaisement est une tradition qui remonte aux lois constitutionnelles de 1875. Après cette date, il était d’usage d’ouvrir chaque législature par une mesure de clémence visant à la réconciliation nationale.
En ces murs, le sénateur Victor Hugo plaida le 22 mai 1876 pour l’amnistie des communards dans les termes suivants : « Les sociétés humaines, douloureusement ébranlées, se rattachent aux vérités absolues et éprouvent un double besoin, le besoin d’espérer et le besoin d’oublier. […] Je demande l’amnistie. Je la demande dans un but de réconciliation. » L’amnistie des communards prit finalement effet le 14 juillet 1880. L’objectif était de permettre au peuple révolutionnaire de Paris de réintégrer le camp de la République.
Le 24 mai 1936, lorsque 600 000 manifestants montent au Mur des Fédérés pour commémorer la Commune, le cortège demande l’amnistie des militants syndicaux et des antifascistes. Le 7 juin 1936, l’amnistie figure parmi les premiers projets de loi déposés, aux côtés de la semaine des 40 heures et des congés payés, par le Gouvernement du Front populaire.
Le 22 mai 1968, enfin, le Sénat vote l’amnistie pour les infractions et les sanctions consécutives à des fautes disciplinaires et professionnelles commises à l’occasion de ce que l’on appela alors « les événements ».
Nous le voyons au travers de ce bref rappel, à différentes époques, lorsqu’un événement social d’une ampleur exceptionnelle survient, le législateur sait considérer que les sanctions consécutives à l’action militante ne doivent pas demeurer, afin de faciliter la réconciliation nationale.
La présente proposition de loi concerne les infractions punies de moins de dix ans d’emprisonnement commises lors de conflits du travail, à l’occasion d’activités syndicales ou revendicatives. Elle ne concerne en aucun cas les casseurs présents dans les manifestations.
Nous proposons également d’amnistier les sanctions disciplinaires. L’inspection du travail serait donc chargée de veiller à ce que les mentions de ces faits soient retirées des dossiers des intéressés. Notons, à cet égard, que le Conseil constitutionnel a validé cette possibilité dans une décision du 20 juillet 1988, en indiquant que le législateur pouvait « étendre le champ d’application de la loi d’amnistie à des sanctions disciplinaires ou professionnelles dans un but d’apaisement politique ou social ».
Par ailleurs, comme dans la loi du 20 juillet 1988, nous demandons la réintégration des salariés licenciés.
Nous proposons enfin de supprimer les informations nominatives et les empreintes génétiques collectées sur les militantes et les militants lors des mobilisations sociales, notamment à l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites. Je rappelle que ce fichage, initialement réservé aux délinquants sexuels, a été élargi à de nombreux domaines, dont la dégradation de biens, ce qui revient à assimiler des syndicalistes à des criminels !
Notre groupe parlementaire a donc fait le choix de s’inscrire dans une longue tradition sociale et républicaine.
Les alinéas 6 et 8 du préambule de la Constitution de 1946 protègent l’action collective, qui est aujourd’hui attaquée de toutes parts.
Ce droit, inhérent à toute démocratie, reconnu par notre Constitution, est remis en cause par la répression du Gouvernement contre les militantes et les militants, mais également par les stratégies d’intimidation utilisées par le patronat dans les entreprises.
Cette intimidation prend la forme du chantage à l’emploi, de menaces physiques par des barbouzes recyclés en milices patronales, comme du temps du SAC (service d’action civique). Avec les sénatrices et sénateurs du groupe CRCE-K, je m’insurge contre ces procédures qui criminalisent l’action revendicative et attaquent en plein cœur le droit de résister.
J’ai une pensée pour toutes ces femmes et tous ces hommes victimes de leur engagement militant en faveur des autres.
Je pense à Alexandre Pignon, secrétaire départemental de la fédération des activités postales et de télécommunication des Pyrénées-Orientales et postier à Perpignan, visé par une plainte pour entrave à la liberté du travail.
Je pense aux dix salariés de l’entreprise Sonelog, dans le Vaucluse, qui ont été licenciés pour faute lourde après s’être mis en grève pour exiger de meilleures conditions de travail et une hausse des salaires.
Je pense à Loris Taboureau, employé de restauration à Disneyland Paris, licencié en raison de son engagement lors de la grève du parc d’attractions menée, au printemps dernier, pour réclamer une hausse des salaires et de meilleures conditions de travail.
Je pense également à cette employée de 23 ans du Leclerc de Vallauris, dans les Alpes-Maritimes, renvoyée pour avoir exercé son droit de grève et avoir manifesté son opposition à la réforme des retraites.
Je pense enfin à Sébastien Menesplier, secrétaire général de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT, convoqué le 6 septembre dernier au commissariat.
Au total, près de mille militantes et militants sont aujourd’hui sous la menace de licenciements, de sanctions disciplinaires, de convocations ou de poursuites judiciaires.
Toutefois, que reproche-t-on à ces femmes et à ces hommes ? D’avoir défendu un idéal qui les dépasse, des convictions en faveur d’une société plus juste, plus égalitaire, plus humaniste ou plus écologiste. Ces femmes et ces hommes, qui s’opposent avec leurs moyens à la destruction de notre société sont considérés aujourd’hui comme des délinquants ou des criminels ! Mais qu’ont-ils fait, si ce n’est manifester leur exaspération en usant de leur droit à la parole et la résistance ?
Selon le douzième rapport du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT), établissant un baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, « les pratiques antisyndicales, parmi lesquelles les discriminations, ne sont pas un phénomène isolé, tant dans le secteur privé que dans le secteur public ». Ainsi, 46 % des personnes interrogées estiment avoir été discriminées du fait de leur activité syndicale. Quelque 67 % des syndiqués perçoivent leur engagement comme un risque professionnel.
Ces chiffres montrent qu’une partie du patronat continue à nier la légitimité de l’engagement syndical et met en place des stratégies antisyndicales, afin de dissuader les salariés de se syndiquer et de s’organiser collectivement.
Le Gouvernement n’est pas en reste en la matière, car, en réponse aux manifestations et aux concerts de casseroles, il a pris des interdictions préfectorales et déployé l’ensemble de la panoplie des munitions contenues dans les armureries de la police.
À l’usage disproportionné de la force à l’encontre des jeunes mobilisés contre la réforme des retraites dans leurs lycées ou dans leurs universités, se sont ajoutées des sanctions administratives et pédagogiques. Dans les lieux de travail comme dans les lieux d’études, la répression n’a pourtant pas sa place. Ces femmes et ces hommes en lutte sont ainsi considérés comme des fauteurs de troubles à l’ordre public…
Or qui sont les fauteurs de troubles ? Les patrons voyous, qui refusent de payer leurs impôts en France et délocalisent les entreprises pour satisfaire les intérêts des actionnaires ? Ou ces femmes et ces hommes, qui luttent pour défendre leurs droits, pour garder leur dignité ou pour préserver leur environnement ?
Pour conclure, mes chers collègues, avec ce texte, nous vous proposons d’amnistier les faits commis dans le cadre de conflits du travail, d’activités syndicales ou revendicatives dans l’entreprise, ou encore de manifestations sur la voie publique ou dans des lieux publics.
La majorité sénatoriale devrait se souvenir que, en 2002, elle a adopté une loi d’amnistie qui couvrait les infractions commises dans le cadre de conflits du travail et de mouvements revendicatifs.
Monsieur le garde des sceaux, la liberté de manifester et la liberté syndicale sont des éléments nécessaires dans une démocratie, car elles permettent au débat de s’enrichir et à une partie de l’opinion de s’exprimer. Le rôle du ministère du travail est d’agir pour protéger les syndicalistes, plutôt que d’adresser, comme cela a été fait, un vade-mecum sur l’autorisation administrative des licenciements pour fait de grève des salariés protégés ou de représentants du personnel…
Pour notre part, nous avons toujours été du côté de celles et de ceux qui luttent pour faire respecter leurs droits, pour une société plus juste et plus solidaire. Pour l’ensemble de ces raisons, mes chers collègues, nous vous invitons à adopter cette proposition de loi.