Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi déposée par nos collègues communistes soulève une question de fond : le législateur peut-il s’arroger le droit d’amnistier des délits commis dans le cadre de mouvements sociaux ?
Certes, le constituant de 1946 a reconnu le droit de grève comme un droit fondamental, mais ce principe doit toujours être articulé avec d’autres principes généraux de notre droit, ceux qui garantissent, par exemple, l’ordre public, nécessaire pour assurer la quiétude de chacun.
Comme l’a si justement souligné notre rapporteur, Jean-Michel Arnaud, la définition des faits concernés par l’amnistie, telle qu’elle est formulée dans cette proposition de loi, semble beaucoup trop large et évasive, tandis que les exceptions prévues sont rendues quasiment inapplicables par la règle elle-même.
En outre, l’adoption de cette proposition de loi entraînerait des effets qui vont bien au-delà de ceux que voulaient originellement obtenir ses auteurs.
Commençons par évacuer tout malentendu. Si l’exercice du droit de grève, du droit syndical ou encore du droit de manifester a pu entraîner des poursuites abusives, des mesures disciplinaires excessives ou des licenciements injustifiés, ces derniers doivent évidemment être contestés devant les juridictions compétentes. Si nous considérons que ces voies de recours sont insuffisantes, voire défaillantes, envisageons de légiférer pour les améliorer. Toutefois, ces dérives, aussi condamnables soient-elles, ne peuvent en aucun cas justifier une énième loi d’amnistie. Celle-ci n’apporterait aucune solution : elle serait non seulement inutile, mais aussi inappropriée.
Comme le disait si justement l’honorable juge Diplock, on doit éviter d’user « d’un marteau-pilon pour casser une noix, si le casse-noix suffit ».
Loin de moi l’idée de remettre en cause le rang constitutionnel du droit de manifester, des droits syndicaux et du droit de grève, mais leur exercice doit s’équilibrer avec le respect de l’ordre public. De ces droits ne peut découler le chaos ou une contestation effrénée. L’étendue du champ de cette proposition de loi pourrait être perçue comme une offense à la plus grande majorité de nos concitoyens, qui sont tout à fait capables de manifester leur mécontentement sans débordements, heurts ou violences.
Ainsi, ni la manifestation ni la grève ne sont condamnables en soi ; en revanche, leurs excès le sont lorsqu’ils troublent l’ordre public.
Par ailleurs, si l’objectif de cette proposition de loi est de ramener le syndicalisme à son âge d’or, en le rendant plus attrayant par une promesse d’immunité – voire d’impunité –, je pense fondamentalement que l’on fait fausse route, car la réalité est tout autre.
Le contexte actuel que connaît notre pays appelle au contraire à un surcroît de responsabilisation de nos représentants syndicaux ou des porte-voix de mouvements revendicatifs. J’espère, pour ma part, que le monde syndical restera un acteur responsable, qui préférera toujours le dialogue à l’entêtement et au désordre.
D’un point de vue purement philosophique, l’amnistie est un geste de pardon, plus largement de reconstitution de la concorde sociale, voire de pacification des mémoires. Le pardon des pouvoirs publics, comme l’histoire sociale le montre, intervient généralement quand l’ordre public a failli. Or je ne crois pas que la France en soit arrivée à un tel point.
En tout état de cause, l’amnistie ne peut être associée à une autorisation accordée à la violence ou à des débordements de toutes sortes. Je pense très sincèrement que l’adoption de ce texte constituerait un bien mauvais signal adressé à l’ensemble de nos concitoyens : ils pourraient ainsi se demander pourquoi ils devraient respecter la loi si, dorénavant, nous cédons, ne serait-ce que de manière ponctuelle, à la tentation de l’amnistie.
L’amnistie, c’est aussi la négation même de la compétence du législateur. On nous demande en effet de voter un texte qui méconnaîtrait l’application de la législation déjà en vigueur.
C’est, en outre, la remise en cause du principe d’égalité des citoyens devant la loi. Pourquoi, en effet, respecter les principes fondamentaux de notre ordre public, si aucune conséquence légale n’y est associée ?
De plus, comme cela a été souligné, cette proposition de loi remet en question le rôle du juge, voire l’articulation des pouvoirs entre l’autorité judiciaire, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Force est de constater que les lois d’amnistie perturbent la lisibilité de cet équilibre institutionnel.
Enfin, et pour conclure, la potentielle dérive autoritaire dénoncée par les auteurs de cette proposition de loi ne saurait avoir comme réponse une dérive judiciaire. Il s’agirait là d’une schizophrénie juridique, qui consisterait à condamner d’une main, en droit commun, des faits répréhensibles, et à amnistier de l’autre ces mêmes faits dans certaines circonstances, par le biais d’une loi d’exception. La Haute Assemblée, qui a toujours été au rendez-vous pour prendre ses propres responsabilités, ne peut accepter cela !
Ni les conditions de fond ni les conditions de forme ne sont donc réunies pour l’adoption d’un tel texte. Vous l’aurez compris, mes chers collègues, les sénateurs du groupe Les Républicains sont par principe hostiles à toute loi d’amnistie de cette nature, et c’est la raison pour laquelle ils voteront contre cette proposition de loi.