Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous ne connaissons que trop bien les contraintes enserrant notre droit fondamental d’amendement. Elles sont nombreuses : 49.3, vote bloqué, article 45… S’y ajoute le fameux principe de l’irrecevabilité financière des initiatives parlementaires inscrit à l’article 40 de notre loi fondamentale, cette contrainte n’étant pas des moindres.
La proposition de loi présentée par nos collègues communistes a le mérite de la simplicité et de la clarté, puisqu’elle abroge purement et simplement l’article 40 de la Constitution.
Certes, la critique de cet article n’est pas une idée neuve ; elle semble avoir suscité un regain d’attention médiatique et politique en raison d’une actualité récente, notamment à l’occasion de la réforme des retraites. J’en veux pour preuve la teneur même de l’exposé des motifs de la proposition de loi qui nous est soumise. Il démontre, s’il en était besoin, que ce texte a été pensé pour des raisons essentiellement conjoncturelles.
Aussi respectables et compréhensibles soient-elles, ces raisons doivent être appréciées en tenant compte de l’exigence de sérénité et avec le recul qui doit présider, en toute hypothèse, à une révision constitutionnelle.
Loin de moi l’idée de balayer d’un revers de main ce sujet important au regard des frustrations ou du mécontentement de nos collègues qui s’élèvent parfois, dès lors que certaines de leurs initiatives sont frappées d’irrecevabilité financière. Il s’agit de fait d’un débat pleinement légitime pour notre assemblée.
Deux questions essentielles doivent être posées.
Est-il envisageable de voter l’abrogation de l’article 40 de la Constitution proposée par nos collègues communistes ?
À défaut, pourrions-nous adopter une atténuation ou un assouplissement de sa lettre ?
En préambule, je rappelle que le principe d’irrecevabilité financière s’inscrit dans la logique de rationalisation du parlementarisme voulue par le constituant de 1958. Cette disposition est conforme à l’idée que le Parlement a vocation non pas à déterminer le budget de l’État, mais seulement à le discuter et à l’examiner, garantissant ainsi le respect de « l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques » énoncé à l’avant-dernier alinéa de l’article 34 de la Constitution.
Il me paraît d’ailleurs utile d’évoquer ici que l’article 40 de la Constitution fait partie de ces rares articles – une trentaine – qui n’ont jamais été modifiés depuis 1958. Il est en effet le produit d’une histoire constitutionnelle de plus de cent quarante ans et, en quelque sorte, comme le souligne Anne Levade, un point d’aboutissement de réflexions et de pratiques engagées à partir du XIXe siècle.
Une telle abrogation serait-elle donc devenue plus pertinente aujourd’hui ? Je ne le pense pas. Au contraire, elle serait moins opportune que jamais.
D’un point de vue budgétaire, d’abord, dans un contexte que nous connaissons tous, une telle abrogation paraîtrait particulièrement contradictoire avec les objectifs que la France se donne quant au sérieux de la gestion de ses deniers publics.
Il ne s’agit nullement ici de présenter les parlementaires comme irresponsables financièrement : le Gouvernement n’a pas eu besoin du Parlement pour présenter des budgets systématiquement déficitaires depuis 1974. En revanche, je ne déduis pas de cet état de fait qu’il n’y aurait aucun risque budgétaire à ouvrir plus largement aux parlementaires la possibilité de proposer des initiatives dépensières : l’accroissement des initiatives législatives créant ou aggravant les charges publiques se traduirait mécaniquement par une augmentation des dépenses publiques.
D’un point de vue institutionnel, ensuite, l’équilibre propre au débat budgétaire est connu de tous et il serait remis en cause. D’un côté, le Gouvernement sollicite une somme de crédits pour réaliser certaines opérations et mettre en œuvre la politique sur laquelle il s’est engagé et est responsable devant l’Assemblée nationale ; de l’autre, le Parlement accorde ou refuse tout ou partie de ces crédits, en allant, le cas échéant, jusqu’à renverser le Gouvernement.
D’un point de vue politique, enfin, cette abrogation paraîtrait particulièrement malvenue dans le contexte que traversent nos institutions, marqué par une majorité relative à l’Assemblée nationale. Pour le dire autrement, en période de majorité absolue, une réforme ou une abrogation de l’article 40 pourrait ne produire aucun effet majeur ; cependant, la logique même de la rationalisation du parlementarisme consiste à donner au pouvoir exécutif les moyens de faire face aux contraintes inhérentes à une majorité relative, qui ne signifie en aucun cas qu’il appartient aux oppositions de gouverner.
Dès lors, l’assouplissement de l’article 40 de la Constitution est-il envisageable ?
Faut-il par exemple supprimer les propositions de loi du champ des dispositions soumises à l’irrecevabilité financière ? Même si tel est l’usage dans les deux chambres, il serait paradoxal de l’inscrire dans la Constitution, sauf à sous-entendre que les propositions de loi n’ont guère de chance de prospérer sans l’aval de l’exécutif – celles-ci étant par conséquent sans danger pour les finances publiques, nous pouvons lâcher la bride au pouvoir législatif, ce qui serait en quelque sorte une façon de dévaloriser les propositions de loi.
Faut-il alors permettre la compensation de la création ou de l’aggravation des charges publiques ?
Cela présenterait certes l’avantage de garantir que la masse des charges elle-même n’augmente pas, mais cela permettrait de facto au pouvoir législatif de redessiner totalement le budget proposé par le Gouvernement comme il l’entend, du moins en dépenses. In fine, à quoi servirait encore l’article 40 ? Poussons le raisonnement jusqu’à la caricature : ne serait-ce pas une remise en cause du monopole du Gouvernement sur l’initiative des projets de loi de finances ?