Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je remercie tout d’abord le groupe CRCE-K d’avoir déposé la proposition de loi constitutionnelle qui nous est aujourd’hui soumise et que nous soutenons, je le dis d’emblée.
Notre système politique place le vote du budget au cœur de la relation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Nous le savons – nous le voyons trop souvent avec le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution–, le pouvoir d’établir les dépenses appartient au Gouvernement et à sa majorité dans notre système politique et constitutionnel. Ce constat vise non pas à remettre en cause le privilège de l’exécutif en matière budgétaire, mais à contester sa suprématie presque absolue.
Le Gouvernement et sa majorité sont les seuls à pouvoir engager les dépenses de l’État. En miroir, l’initiative de création ou d’aggravation de charges publiques est proscrite en principe pour les parlementaires.
Si l’objectif de sérieux et de rigueur des comptes publics est partagé par tous, l’incapacité de créer de nouvelles dépenses, mais surtout l’interprétation de l’article 40 sont un réel problème pour le Parlement, car ils nuisent à sa capacité d’agir et de mettre en œuvre sa volonté. De plus, l’application stricte de cet article n’a en rien empêché la dégradation des comptes publics et l’accroissement de la dette, comme vient de le démontrer avec brio Nathalie Goulet.
De fait, l’article 40 peut concrètement être utilisé comme un outil politique de censure du Parlement, en particulier des groupes de l’opposition. Récemment, l’utilisation abusive de cet étau budgétaire lors du débat sur la réforme des retraites a profondément inquiété députés et sénateurs.
« En effet, l’exception d’irrecevabilité financière invoquée à l’endroit de propositions de loi a récemment donné lieu à de vifs débats politiques, dans un contexte marqué par une majorité devenue relative à l’Assemblée nationale. » Ainsi s’exprime Stéphane Le Rudulier dans son rapport.
L’interprétation subjective de ce qui constitue une charge publique provoque régulièrement la censure contestable de certains amendements, à l’instar de la déclaration d’irrecevabilité ayant frappé un amendement déposé par les sénateurs écologistes visant à instaurer le bio dans les cantines scolaires. Pourtant, loin d’induire une charge publique supplémentaire, cet amendement, s’il avait été adopté, aurait pu entraîner une baisse de la dépense publique.
J’ai personnellement été victime de l’article 40, un amendement que j’avais déposé visant à permettre la création d’une réserve pour les marins-pompiers de Marseille ayant été déclaré irrecevable. Ma proposition n’a pu être adoptée que parce que le Gouvernement a accepté de déposer un amendement à l’objet similaire au mien.
Oui, il est fait une interprétation stricte, trop stricte, de ce qui constitue une charge publique.
Certains d’entre nous, quelle que soit leur sensibilité politique, ont par le passé déposé des amendements visant, par exemple, à prévoir des consultations de prévention ou des prises en charge susceptibles de permettre à long terme de réaliser de nombreuses économies – consultations en addictologie ou consultations de vaccination contre les virus HPV. On ne prend pourtant jamais en compte les dépenses que de telles consultations permettraient d’éviter ni les économies qu’elles permettraient de réaliser dans le futur.
L’absence de discussion conduit à un appauvrissement du parlementarisme. Tel qu’il est appliqué, l’article 40 ne permet même pas aux auteurs des amendements ou des propositions de loi déclarés irrecevables de défendre leur travail et d’expliquer qu’il n’entraînerait pas une détérioration des finances publiques, voire qu’il pourrait au contraire les assainir.
Alors que nombre de ministres déplorent ce qu’ils appellent le dérapage des dépenses liées aux arrêts maladie, par exemple, pourquoi ne pas permettre la discussion d’amendements ou de propositions de loi tendant à explorer de nouvelles pistes susceptibles de permettre la mise en œuvre d’une médecine du travail plus efficace et valorisée ?
Par ailleurs, que faire quand l’exécutif fait des annonces sans les budgétiser ? Pourquoi interdire aux parlementaires de proposer des mesures permettant par exemple la purification de l’air dans nos hôpitaux ou le nécessaire accompagnement financier par l’État d’un réel développement des transports publics dans nos territoires ?
Le rapporteur a souligné les difficultés rencontrées lors de l’examen du projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (3DS) : « Alors même que ces textes impliquent souvent la discussion de la répartition des compétences entre collectivités territoriales, des amendements tendant à modifier celle-ci sont régulièrement considérés comme créant de nouvelles charges et, partant, sont déclarés irrecevables. » Monsieur le garde des sceaux, il devient kafkaïen, pour ne pas dire impossible, de débattre d’une répartition des compétences et d’une réorganisation territoriale, celles-ci impliquant forcément de nouvelles charges. De tels débats sont pourtant nécessaires.
Loin de responsabiliser les parlementaires en les rendant attentifs à la dépense publique, l’article 40 les tient en marge de leurs obligations.
Son application aux propositions de loi a plusieurs conséquences.
Tout d’abord, elle réduit la portée de l’initiative parlementaire. En effet, comment proposer sans dépenser ? L’exemple de l’instauration d’un revenu universel est à cet égard éclairant. Si des études montrent les bénéfices économiques d’une telle mesure, y compris pour le budget de l’État, comment expliquer qu’il ne soit possible d’en discuter que par des voies législatives non normatives – propositions de résolution, débats ou questions écrites ?
En outre, monsieur le garde des sceaux – nul doute que vous serez sensible à cet argument –, l’article 40 a un effet assez pervers. À titre d’exemple, en matière pénale, lorsqu’une adaptation du droit est nécessaire, les parlementaires semblent avoir tendance, parce qu’ils ne peuvent pas proposer de mesures d’accompagnement coûteuses, à se replier sur des sanctions, telles de nouvelles peines de prison ou la création de nouvelles incriminations, sans prendre en compte la charge de travail qui en résultera pour les tribunaux ou le système pénitentiaire. Pas d’irrecevabilité dans ce cas-là !
Nous regrettons, monsieur le rapporteur, monsieur le garde des sceaux, qu’aucune des pistes d’assouplissement évoquées n’ait paru souhaitable à la commission, ne serait-ce que l’exclusion des propositions de loi de l’article 40 pour éviter le jeu de dupes qu’a constitué par exemple l’étude de la proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites portant l’âge légal de départ à 64 ans déposée par le groupe Liot à l’Assemblée nationale.
Le groupe GEST s’engage en faveur d’un parlementarisme raisonnable et affirmé et votera, je le rappelle, cette proposition de loi constitutionnelle.