Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la procédure parlementaire peut donner lieu à des batailles politiques, et la politique à des batailles de procédure.
En témoignent la discussion parlementaire relative à la réforme des retraites, puis celle sur la proposition de loi du groupe Liot, à l’Assemblée nationale, qui visait à son abrogation.
Cette proposition de loi était, selon certains, irrecevable au titre de l’article 40, dont il est ici question, et aurait donc été inconstitutionnelle. Et pourtant, il y avait matière à débat parlementaire…
Faut-il abroger ou non l’article 40 de la Constitution ?
Comme l’ont affirmé plusieurs de mes collègues, les parlementaires seraient-ils, par nature, irresponsables, voire incompétents, sur le plan budgétaire ?
Sans l’article 40, l’exécutif serait-il démuni de tous les outils constitutionnels dont il dispose pour contrôler le Parlement, outils dont il se sert pourtant régulièrement, de plus en plus et, selon certains, de façon légèrement excessive ?
Les articles 49.3, 44.3 ou encore diverses règles des assemblées elles-mêmes ne suffisent-ils pas à contraindre le pouvoir législatif ?
N’est-il pas temps, en réalité, de libérer les parlementaires, et, comme le suggéraient Didier Migaud et Jean Arthuis, de les responsabiliser et de rééquilibrer notre édifice institutionnel pour redonner de la force à notre démocratie ?
Notre réponse est « oui », car notre volonté est de « reparlementariser » le régime.
Si la Constitution de 1958 institue, en théorie, un régime parlementaire doté d’un exécutif fort, la pratique qu’en ont eu le général de Gaulle et ses successeurs fait que nous vivons, hors périodes de cohabitation, au sein d’un système présidentialiste.
Malgré les diverses évolutions qu’elle a connues, notamment avec la réforme de 2008, notre pratique de la norme juridique suprême maintient le Parlement sous la domination de l’exécutif, par l’instauration de mécanismes de parlementarisme rationalisé. Et la pratique de l’exécutif actuel, malgré sa majorité relative, est à l’apogée de ce phénomène de domination, confinant parfois à l’abus.
Comme le précisa le commissaire du gouvernement Janot en 1958, la disposition de l’article 40 constitutionnalisait la loi dite des maxima, prévue par l’article 14 de la Constitution de 1946.
Pourtant, contrairement à cette loi, qui autorisait le Parlement à compenser une augmentation de charge publique par une diminution des dépenses à due concurrence, la Constitution du 4 octobre 1958 a ôté aux parlementaires l’initiative de la dépense, en leur retirant toute possibilité de compensation.
Le champ de l’article 40, qui était déjà très étendu, a, de plus, été élargi par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a elle-même poussé à une convergence, encore imparfaite, entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Ainsi, les charges publiques visées concernent l’ensemble des administrations publiques entrant dans le calcul des déficits et de la dette publique, donc également les collectivités territoriales.
La révision de 2008, qui visait le rééquilibrage des pouvoirs, a néanmoins conservé le mécanisme des irrecevabilités législatives.
Dans un rapport de l’OCDE datant de 2014, on observe que, parmi les 38 pays qui composent l’organisation, 52 % disposent d’un pouvoir législatif détenant un pouvoir d’amendement illimité, quand 24 % peuvent modifier le budget dans le cadre de limites posées par l’exécutif. Si l’on résume, les trois quarts des pays de l’OCDE peuvent totalement ou partiellement intervenir en matière budgétaire !
Pour le quart restant, certains sont uniquement autorisés à réduire les postes existants – le Chili et le Royaume-Uni –, d’autres à approuver ou à rejeter le budget – la Grèce et l’Irlande –, ou encore à intervenir selon d’autres règles.
Ainsi, en Australie, le corps législatif n’a qu’un pouvoir d’amendement sur les nouvelles politiques. Au Canada et en Corée du Sud, le corps législatif est autorisé à modifier le budget sous réserve de l’approbation de l’exécutif.
Ce que nous retenons, c’est que la France se distingue, parmi tous les autres pays qui lui sont comparables, en ce que le pouvoir législatif ne peut que réaffecter les ressources à l’intérieur du budget total ; il ne peut ni diminuer les ressources ni aggraver l’équilibre.
Pour ses promoteurs, l’objectif principal assigné à l’article 40 était d’assurer une gestion sérieuse des finances publiques. Force est de constater que l’objectif est loin d’être atteint.
Le président Paul Reynaud avait livré, au moment des travaux préparatoires de la Ve République, la prophétie suivante : « Les parlementaires vont devenir des économes devant un gouvernement dépensier. »
Comme le soulignaient Didier Migaud et Jean Arthuis en 2008, les parlementaires sont devenus des « sages budgétaires » : à l’Assemblée nationale comme au Sénat, entre 4 % et 8 % seulement des amendements parlementaires sont déclarés irrecevables au titre de l’article 40.
Pourtant, la dette publique était de 1 200 milliards d’euros en 2008 et se situait, à la fin de l’année 2022, autour de 2 950 milliards d’euros, avec une augmentation sans précédent sous la présidence d’Emmanuel Macron.
Les effets pervers de l’article 40 s’observent dans de multiples techniques de contournement, par la formulation de propositions de rapport ou par le mécanisme du célèbre « gage tabac », autant de techniques qui nuisent à la sincérité du débat parlementaire, voire affranchissent les parlementaires de l’estimation du coût réel des mesures proposées. Contrairement aux apparences, le mécanisme du gage produit, en réalité, de la déresponsabilisation.
Ces effets pervers s’observent également lors de l’examen du projet de loi de finances. L’article 47 de la loi organique relative aux lois de finances permet aux parlementaires d’amender exclusivement au sein de la même mission, aboutissant à des situations invraisemblables. Peut-on encore considérer que le vote du budget par le Parlement relève d’un acte démocratique lorsque l’on connaît la marge de manœuvre dont il dispose ?
Le comité Balladur avait proposé d’assouplir le régime de l’irrecevabilité financière de sorte que les amendements et les propositions des parlementaires ne soient irrecevables que lorsqu’ils entraînent une aggravation des charges publiques, et non d’une seule charge publique.
Comme l’a rappelé en commission mon collègue Éric Kerrouche, dont je salue ici le travail qu’il mène sur ces sujets, Jean Arthuis et Didier Migaud avaient avancé qu’une telle réforme aurait vidé l’article 40 de son contenu. Alors qu’ils présidaient respectivement les commissions des finances du Sénat et de l’Assemblée nationale, ils avaient affirmé que seule la suppression de cet article permettrait un réel renforcement des pouvoirs du Parlement et une responsabilisation des élus.
Par ailleurs, la suppression de l’article 40 de la Constitution constituerait un gage efficace contre l’hyperprésidentialisation de la Ve République et permettrait de rétablir un équilibre entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ce dernier bénéficiant toujours d’autres armes dans l’arsenal procédural et, la plupart du temps – même si ce n’est pas toujours –, du fait majoritaire.
La suppression de l’article 40 de la Constitution n’exclut pas, bien au contraire, le maintien d’un contrôle interne au Parlement, donc une révision du règlement des assemblées allant dans le sens du renforcement de la fonction de contrôle et d’évaluation, ce qui nécessite, bien sûr, davantage de moyens humains et financiers.
Par exemple, les textes d’initiative parlementaire pourraient être soumis au contrôle d’une commission restreinte, composée de représentants de la majorité et de l’opposition, qui seraient contraints de motiver leurs avis, favorables comme défavorables.
Mes chers collègues, nous ne considérons pas que la suppression de l’article 40 encouragerait les parlementaires à la gabegie. Elle est, au contraire, l’occasion de responsabiliser les élus et ouvre de nouvelles perspectives d’initiative législative.
Si cette mesure ne se suffit pas par elle-même, elle va dans le sens du renforcement du poids de l’institution parlementaire et participerait, si elle était votée, à la vitalité démocratique de notre pays.
C’est pourquoi mon groupe votera en faveur de cette proposition de loi constitutionnelle du groupe CRCE-K, à l’exception, bien sûr, de notre collègue Claude Raynal, qui, en tant que président de la commission des finances, ne prendra pas part au vote.