Madame la présidente, monsieur le président de la commission, cher Laurent Lafon, monsieur le rapporteur, cher Cédric Vial, madame le sénateur – puisque c’est votre souhait –, chère Pascale Gruny, nous voici réunis pour débattre de notre langue commune le jour de l’inauguration, par le Président de la République, de la Cité internationale de la langue française, premier lieu au monde dédié à la langue française, à Villers-Cotterêts, en Picardie, où François Ier a signé, en 1539, l’ordonnance qui a fait du français la langue des décisions de justice et des actes administratifs, afin de les rendre accessibles et intelligibles au plus grand nombre.
Le véritable enjeu était alors bien celui de l’égalité ; cette ordonnance marquait aussi la création de l’état civil.
Près de cinq siècles plus tard, nous voici rassemblés autour d’un sujet qui illustre une fois encore cette passion française autour de la langue. En tant que ministre de la culture, je ne peux que m’en réjouir : plus notre langue suscite des débats, des échanges, plus son importance est affirmée.
La langue française est à la fois la langue de l’unité, de la cohésion, celle qui fédère, qui rassemble, et la langue de la diversité, nourrie d’influences multiples, d’accents différents, d’une relation constante à nos langues régionales et aux autres langues du monde – une langue qui nous relie à 321 millions de francophones à travers le monde.
Légiférer sur notre langue, c’est toucher à notre bien commun le plus précieux. Les autres pays francophones regardent de près vos travaux ; c’est donc toujours un moment d’histoire, ce qui invite à la précaution et à la sagesse.
Que veut dire l’écriture dite inclusive ? Objet de polémiques depuis quelques années, elle recouvre différents procédés graphiques, syntaxiques, lexicaux et rédactionnels, visant initialement à assurer une égalité de représentation du genre féminin et masculin dans la langue.
Mais venons-en à la teneur de la proposition de loi qui nous occupe. La loi dite Toubon, que vous proposez ici de compléter, et dont nous célébrerons l’an prochain le trentième anniversaire, est le socle légal qui permet de garantir l’emploi de la langue française dans les principales circonstances de la vie quotidienne, conformément à l’article 2 de la Constitution, selon lequel, vous l’avez tous rappelé, la langue de la République est le français.
Elle garantit un droit au français pour nos concitoyens, dans l’enseignement, au travail, dans l’accès aux savoirs et à la culture, dans leurs rapports avec les services publics ou dans leurs pratiques de consommation. C’est une loi fondamentale, qui crée des obligations concernant l’emploi de la langue, mais non son contenu ou sa forme. Elle n’a pas vocation à imposer un usage correct ni standardisé du français, comme l’a reconnu lui-même Jacques Toubon, que vous avez récemment auditionné.
Votre proposition de loi vise à interdire l’écriture inclusive dans tous les documents dont le droit exige qu’ils soient rédigés en français, ce qui concerne le point médian, mais aussi les néologismes, sur lesquels je reviendrai.
Nous connaissons tous les difficultés attachées à l’emploi du point médian : la fragmentation des mots et des accords qu’induit cet usage rend la lecture plus difficile. La complexification de la graphie et l’impossibilité de la transcrire à l’oral constituent un véritable obstacle à l’apprentissage de la langue. Cette graphie suscite des incompréhensions chez nombre de nos concitoyens et peut mettre en difficulté les publics les plus fragiles, ceux que l’on considère en situation d’insécurité linguistique, mais également les plus âgés et les personnes dyslexiques ou malvoyantes.
C’est pourquoi le Gouvernement, quelques mois seulement après le début du précédent quinquennat, a posé des règles précises : la circulaire du Premier ministre Édouard Philippe du 21 novembre 2017 prohibe le recours au point médian dans les actes administratifs, tout en encourageant la généralisation de la féminisation des métiers et des fonctions.
Cette circulaire a été complétée dans le champ de l’enseignement par celle du 5 mai 2021 relative aux règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l’éducation nationale et des pratiques d’enseignement. Le Gouvernement a donc, depuis longtemps, une position ferme et équilibrée sur le sujet : clarté et intelligibilité de la langue dans l’intérêt de nos concitoyens.
Ces deux circulaires ont posé les limites nécessaires sur un sujet complexe. Elles ont permis de concilier les enjeux de féminisation, d’inclusion et d’intelligibilité des messages pour les administrations de l’État et dans les pratiques d’enseignement.
Votre proposition de loi se distingue des circulaires précédentes en étendant l’interdiction à l’ensemble des personnes publiques, y compris les collectivités territoriales. Nous sommes favorables à cette partie de la proposition de loi, sous réserve de sa compatibilité avec la libre administration des collectivités territoriales.
Dans sa rédaction issue des travaux de commission, le texte prévoit d’étendre l’interdiction de l’écriture inclusive à tout contrat privé sous peine de nullité de plein droit. Le Gouvernement est très réservé sur cette disposition, qui concerne aussi bien les cas où il existe une obligation d’emploi du français imposée par la loi ou le règlement – les contrats de travail, par exemple – que ceux où il n’est aucune obligation juridique sur le plan linguistique. Cela reviendrait, par exemple, à interdire l’usage d’une graphie particulière dans des documents régissant des relations entre deux particuliers, comme un contrat de bail. Cette mesure nous semble excessive.
Rappelons aussi que le Conseil constitutionnel, lorsqu’il a été saisi sur plusieurs articles de la loi de 1994, a opéré une distinction entre les personnes publiques ou chargées d’une mission de service public, auxquelles il est possible d’imposer l’usage d’une terminologie officielle, et les personnes privées, auxquelles une telle obligation ne peut être imposée en vertu de la liberté d’expression et de communication.
Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé, dans sa décision du 29 juillet 1994, que l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen implique « le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l’expression de sa pensée ; que la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu’il s’agisse d’expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires, ou de mots étrangers ».
L’interdiction du recours à des graphies inclusives ou à des néologismes grammaticaux par les personnes privées se heurterait ainsi au principe de liberté de pensée et d’expression protégé par notre Constitution.
Venons-en au sujet des néologismes, que vous souhaitez aussi exclure. Il me semble que nous dépassons ici la question de l’intelligibilité du langage pour aborder celle de ses évolutions.
Comme l’a rappelé le Président de la République ce matin, la langue française est mouvante, car elle est infiniment vivante. C’est une langue d’innovation, de création, en dialogue avec les évolutions du monde et de son époque. Sa force, sa vitalité, ce sont précisément ses mutations.
Une langue vivante évolue, c’est dans son essence même, et ces innovations peuvent donner place à une féminisation du langage à laquelle je suis favorable.
Je lisais cet après-midi, sur l’un des murs des salles de la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, une citation de Victor Hugo : « la langue française n’est pas fixée, et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. »
Je pense que l’on peut avoir confiance en l’inventivité de notre langue, étant précisé que des garde-fous nous protègent de la tentation des extravagances. La commission d’enrichissement de la langue française et l’Académie française travaillent ensemble pour approuver les termes nouveaux, veiller à leur cohérence et à leur harmonisation dans le temps long.
Notre langue, grâce à son inventivité, nous offre la possibilité d’inclure le genre féminin de mille manières.
En conclusion, oui à la préservation de la lisibilité et de la facilité de compréhension de notre langue, de son intelligibilité ; non au point médian, à toutes les complexités graphiques qui rendent la langue illisible.
Oui à la féminisation des noms de métiers, aux doubles flexions – sénateur, sénatrice ; auteur, autrice –, aux mots épicènes, qui permettent d’inclure tout le monde – hommes, femmes et ceux qui ne se sentent ni homme ni femme –, mais non à l’enfermement de la langue.
Mon rôle, en tant que ministre, votre rôle, en tant que parlementaires, n’est pas de contraindre l’évolution de la langue ni de nous ériger en police de la langue. Nous sommes garants de l’égalité devant la langue, et c’est là notre plus belle mission.
Pour toutes ces raisons, le Gouvernement s’en remettra à la sagesse de la Haute Assemblée sur cette proposition de loi.