Intervention de Cécile Cukierman

Réunion du 6 novembre 2023 à 16h00
Immigration et intégration — Exception d'irrecevabilité

Photo de Cécile CukiermanCécile Cukierman :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, loin de nous l'idée, en déposant cette motion, de laisser sous-entendre qu'il n'y aurait pas lieu de débattre de l'immigration dans notre pays. Toutefois, nous demeurons convaincus que ce n'est pas avec ce texte que nous répondrons à deux des nombreux défis de demain : l'explosion des migrations de par le monde et la lutte contre le terrorisme, plus particulièrement le terrorisme islamique radical.

Nous nous devons un discours de vérité, sans excès, mais empli de sincérité et de conviction. Monsieur le ministre, c'est dans cet état d'esprit que s'inscrit mon groupe avant l'examen des articles de votre projet de loi.

Un discours de vérité, car il ne faudrait pas laisser à penser que gestion des politiques migratoires et lutte contre le terrorisme vont forcément de pair.

Il suffit de se retourner sur la dernière décennie et sur les attentats dont notre pays a été victime pour constater qu'immigration ne rime pas avec terrorisme. Ne laissons pas les Français croire que ce texte assurera leur sécurité. Ne laissons pas croire non plus que la France pourrait stopper les migrations de populations qui fuient par milliers le dérèglement climatique, les guerres, la famine. Les drames récents, notamment celui de Lampedusa, le démontrent.

Oui, ces femmes et ces hommes traversent le monde massivement au péril de leur vie, car c'est pour eux la seule chance de survie. Une partie de notre planète subit famine et sécheresse de manière quasi permanente. Cette réalité, ce sont souvent les pays les plus riches de notre planète qui en sont les premiers responsables : déforestation massive, hyperurbanisation, exploitation des cours d'eau et des océans.

À ces migrations s'ajoutent les nombreux conflits qui parfois, bien loin des plateaux de télévision, font des milliers de morts, des milliers de prisonniers, des milliers de filles privées d'école, des milliers d'enfants soldats, des milliers de femmes violées. Telle est la réalité de la guerre et des dictatures.

Là encore, c'est au péril de leur vie, à pied, derrière des camions ou dans des bateaux de fortune que, chaque jour, des milliers de personnes tentent de fuir vers un eldorado que notre pays, parmi d'autres, incarne.

Et pourtant, à leur arrivée, l'eldorado s'effondre : ils ont cherché à partir pour vivre ; ils restent ici pour survivre.

Notre devoir, au pays de Voltaire et de Hugo, est de les accueillir avec humanité. Oui, nous avons un impératif : les sortir des mains de tous les passeurs, trafiquants et exploiteurs en tout genre. Or votre texte n'apporte pas de réponse ; au contraire, il tend à stigmatiser un peu plus encore ces femmes et ces hommes qui n'ont plus rien en les rangeant dans le camp de ceux qui nuiraient à notre pays.

Mais de quelle nuisance parlons-nous ? Je vous invite à voir ou à revoir le magnifique documentaire diffusé sur France Télévisions Nous les ouvriers, à relire l'Histoire de France, pour mesurer combien ces femmes et ces hommes, bien loin d'être des nuisances, ont aidé la France à se construire, à se défendre et à se reconstruire.

Pêle-mêle, ils étaient marocains, tunisiens, algériens, sénégalais, ivoiriens, polonais, italiens, espagnols, portugais et de tant d'autres pays encore. Ils ont tous connu à leur arrivée l'hostilité plus ou moins mondaine du racisme ordinaire. Par le travail, par l'exigence de notre République à faire du commun et nom du communautarisme §(M. Stéphane Ravier s'exclame.), ils se sont intégrés et ont su vivre ensemble, en France.

Je ne fais preuve d'aucun angélisme : oui, le monde a changé ; oui, notre République et ses valeurs ont faibli.

Aux termes de notre Constitution, la « République est indivisible, laïque, démocratique et sociale ». C'est en confortant ces quatre principes que nous sortirons du débat nauséabond auquel nous assistons depuis plusieurs années ; un débat qui a fait renoncer les gouvernements successifs, convaincus que la répression et la négation même de la réalité régleraient le problème. Or il n'en est rien.

Au contraire, à nier cette réalité, nous avons affaibli notre République en renvoyant ces personnes dans le communautarisme, en les excluant de nous-mêmes de notre commun, parfois en les déshumanisant, renforçant l'emprise des marchands de sommeil, des patrons voyous et autres exploiteurs de la misère humaine.

Le débat que nous aurons sur l'aide médicale de l'État (AME) en est un exemple frappant : priver de soins préventifs des femmes et des hommes, au détriment de toute politique de santé publique, est une catastrophe pour les personnes concernées comme pour la société.

Enfin, ne soyons pas hypocrites : nous sommes nombreux dans nos départements à connaître des parcours de réussite, et pas seulement dans les métiers en tension, tout aussi nombreux à solliciter, ici ou là, les préfets pour des dérogations. Parfois même, monsieur le ministre, nous vous interpellons directement.

Si le monde a changé, nous devons renforcer nos politiques, nous devons renforcer le droit au travail pour ces femmes et ces hommes qui ne demandent que cela, nous devons renforcer la prise en charge de l'apprentissage du français pour décommunautariser ces personnes et les rendre libres de leur destinée.

Enfin, nous devons créer les structures d'accueil dignes du pays des droits de l'homme plutôt que de nous satisfaire des dormeurs de rue. Cela doit se traduire dans la loi et non en renforçant le pouvoir discrétionnaire des préfets.

Autre sujet, celui de la lutte contre le radicalisme. Sachez, monsieur le ministre, que nous serons toujours de ce combat-là. Nous le savons, et l'histoire algérienne des années 1990 le démontre : le radicalisme islamiste n'aime pas les progressistes. Car, à la doctrine de Dieu, nous répondons par la celle de la République ; à la doctrine de l'immobilisme, facilitatrice de l'exploitation de l'homme par l'homme, nous répondons par celle de l'éducation et de la construction d'un esprit critique, seul facteur d'émancipation pour les individus.

Nous voulons non pas une République « uniformée », mais une République qui rassemble, qui conjugue les talents de chacun au service de tous.

Je finirai par quelques remarques de forme.

Dans la lignée des précédents textes, ce projet de loi participe de fait à l'inflation normative – une loi sur l'immigration tous les dix-huit mois, c'est sans équivalent ! – et au non-respect des principes de sécurité juridique et d'intelligibilité de la loi, alors que l'on ne dispose ni d'un appareil statistique complet ni du bilan de la loi du 10 septembre 2018 à laquelle les mêmes objectifs étaient assignés, comme l'a rappelé le Conseil d'État. Ce n'est pas respectueux du travail de la représentation nationale.

Ce texte encourt fortement la censure du Conseil constitutionnel. Il porte plus que jamais atteinte au droit de mener une vie familiale normale, protégé par la jurisprudence européenne sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il contrevient également à la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au respect de la vie privée, fondée sur l'article II de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Nous examinons ce projet de loi dans un contexte particulier de stigmatisation des étrangers. Nous assistons même à une sorte de concours Lépine des propositions les plus dures, pouvant aller jusqu'à une remise en cause de l'État de droit, laquelle n'est pas toujours assumée, notamment lorsque certains acteurs politiques envisagent de bousculer une Constitution qu'ils sont d'ordinaire plus enclins à préserver.

Ce texte est rempli de contradictions. Comment peut-on, en même temps, poursuivre un objectif d'intégration des étrangers et s'en prendre au regroupement familial ? Comment peut-on, en même temps, vouloir accélérer les procédures d'expulsion et augmenter l'ensemble des délais de rétention ? Comment peut-on, en même temps, durcir les sanctions contre les marchands de sommeil et ne pas accompagner davantage les victimes ?

Monsieur le ministre, mes chers collègues, vous l'aurez compris, nous ne faisons nôtre ni le texte du Gouvernement ni celui que la droite sénatoriale a réécrit. Cependant, nous débattrons jusqu'au bout avec vous, car nous demeurons convaincus que c'est dans le débat, dans la confrontation et dans la contradiction que nous avancerons. Tel est le sens de cette motion visant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

Et c'est parce que celle-ci sera rejetée que je tiens à vous dire que nous ne lâcherons rien : article après article, nous serons en capacité de démontrer que d'autres solutions sont possibles pour faire grandir notre République sur la route de l'humanité sans lui être néfastes pour autant.

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