Malgré un consensus apparent sur sa place essentielle dans notre société, l’éducation artistique reste le parent pauvre des politiques publiques. Il est d’ailleurs significatif que, cinq ans après le vote de la loi relative aux libertés et responsabilités locales, le seul article de ce texte qui n’ait pas été appliqué concerne l’enseignement artistique spécialisé !
Ce blocage est en grande partie lié à une concertation non aboutie avec les collectivités territoriales, qui sont pourtant les premières concernées, compte tenu de l’importance de leur engagement financier. La réforme de la décentralisation des enseignements artistiques est donc effectivement « en panne », pour reprendre la formule de notre collègue Catherine Morin-Desailly, que je remercie au passage d’avoir suscité ce débat d’aujourd'hui.
Comment s’étonner de ce blocage dès lors qu’il est, en quelque sorte, demandé aux collectivités territoriales d’assumer la charge de la rénovation et du développement des enseignements artistiques que l’État ne s’est pas donné les moyens de réaliser ! Ces dernières années, les crédits d’État dédiés aux enseignements artistiques sont en baisse continue. Aujourd’hui, 80 %, voire davantage, des financements de fonctionnement pèsent sur les communes, qui se trouvent également bien seules pour faire face aux travaux d’investissement que nécessitent de nombreuses écoles de musique, théâtre et danse.
D’où l’aspiration des grandes villes à réduire les « charges de centralité » qu’elles supportent pour les cycles préprofessionnels en musique, théâtre et danse. Elles pourraient ainsi retrouver des marges de manœuvre en faveur de l’enseignement initial et des actions d’éducation artistique en liaison avec les établissements scolaires.
Ce constat du report financier sur les communes est encore plus criant pour les écoles supérieures d’art plastique, alors même que l’enseignement supérieur relève des compétences de l’État.
S’il est logique de donner à la région un rôle majeur dans l’organisation du schéma régional des formations artistiques, en parfaite cohérence avec les compétences de ce niveau de collectivité en matière d’orientation et de formation professionnelles, je puis néanmoins comprendre la position de l’Association des régions de France. Celle-ci rechigne à ce nouveau transfert, car il ne s’accompagne pas des financements adéquats, dans un contexte de suppression de la taxe professionnelle et de perte d’autonomie fiscale en raison du poids des nombreux transferts non compensés par l’État.
En outre, l’État est incapable d’évaluer le coût par élève du cycle d’enseignement professionnel initial qui reviendrait aux régions. Le ministère aurait dû apporter un appui technique aux régions afin d’aboutir à une évaluation partagée de l’impact financier du CEPI. Comment reprocher aux élus régionaux de ne pas s’être aventurés dans une réforme dont ils ignoraient l’impact financier ?
La question du « différentiel financier » entre le coût de la mise en œuvre de la réforme et le montant des crédits susceptibles d’être transférés par l’État doit être éclaircie.
Il est par ailleurs normal que les élus régionaux puissent définir eux-mêmes la hauteur de leur engagement financier, au lieu de se voir imposer une contribution, même si je reste profondément convaincu que le financement de l’art et de la culture, loin d’être une charge, constitue un investissement d’avenir et un atout.
Pour autant, il est clair que le statu quo actuel pénalise certaines régions plus volontaristes, comme le Nord-Pas-de-Calais, qui a bien avancé sur le CEPI et qui est aussi la seule à avoir expérimenté le protocole de décentralisation sur la question des enseignements artistiques.
Je constate également une fervente volonté des directeurs et des enseignants d’apporter le meilleur pour tous. Monsieur le ministre, je me dois de souligner que les agents de l’État, à tous les niveaux, ont accompli un excellent travail, malgré le handicap du manque de crédits.
À cet égard, parallèlement au CEPI, qui prépare les élèves des conservatoires à une vie artistique professionnelle, il est important de veiller à ce que ceux qui ne souhaitent pas s’engager dans la voie de la professionnalisation puissent continuer à s’épanouir dans leur pratique en jouissant des meilleures conditions.
En effet, les amateurs sont essentiels à la vie musicale. Si le solfège et la technique sont importants, il n’est pas moins crucial de remettre le plaisir et le désir personnels au cœur de la démarche musicale, dès l’enfance. Ce devrait être un impératif pédagogique.
En ce sens, il est également fondamental de promouvoir les pratiques collectives, extrêmement gratifiantes mais trop souvent délaissées dans bien des conservatoires. Le plaisir de jouer ensemble, l’écoute de l’autre et le partage constituent souvent la meilleure incitation à poursuivre les efforts de l’apprentissage, quels que soient les obstacles techniques. Pouvoir se produire face à un public est aussi le meilleur des encouragements à une pratique artistique !
De même, il est indispensable de diversifier l’offre en développant des disciplines encore trop peu représentées, comme les musiques actuelles, les musiques improvisées ou les musiques de cultures non européennes.
Il est également essentiel d’élever le niveau par une meilleure qualification des enseignants et d’ouvrir davantage les conservatoires et les écoles sur la vie de la cité, les associations, les structures de diffusion du spectacle vivant, les établissements scolaires, les maisons des jeunes et de la culture, en un mot de favoriser tous azimuts la rencontre des amateurs et des professionnels ainsi que les allers-retours entre spécialistes et amateurs, chacun ayant à y gagner.
Le rôle des « dumistes », c'est-à-dire des titulaires d’un DUMI ou diplôme universitaire de musicien intervenant, reste trop méconnu, ce que je regrette, car ceux-ci assument une mission essentielle. En effet, ce sont des musiciens intervenants, recrutés par les communes ou leurs groupements, qui possèdent un diplôme universitaire après une formation de deux ans délivrée dans les centres de formation des musiciens intervenants ; j’ai d'ailleurs l’honneur de présider celui de l’université de Lille III. Les « dumistes » permettent ainsi à plus de deux millions d’enfants de notre pays de bénéficier, chaque année, d’un éveil à la musique, à la pratique instrumentale ou au chant, dans le cadre de projets divers, élaborés en étroite concertation avec les instituteurs.
« Les enfants, là est la clé du trésor ! », pour reprendre l’excellente formule d’André Malraux. C’est pourquoi la mission des « dumistes » doit être davantage valorisée auprès des directeurs et équipes pédagogiques d’écoles maternelles et primaires, ce qui suppose, naturellement, un engagement plus résolu de l’éducation nationale et des services académiques.
Il y a beaucoup à faire pour permettre aux enfants de vivre une expérience où la pratique artistique, qui met en jeu le corps, la sensibilité, la maîtrise de techniques et de méthodes, soit rapprochée de l’approche culturelle réunissant les savoirs sur les œuvres du patrimoine et la découverte de la création contemporaine, le tout en lien avec une véritable éducation esthétique.
C’est pourquoi la formation artistique et culturelle devrait être dispensée dans le cadre scolaire par des maîtres spécialisés, comme c’est le cas dans de nombreux pays d’Asie ou d’Europe centrale.
En France, l’éducation artistique et culturelle est perçue comme secondaire et semble condamnée à ne constituer que la variable d’ajustement des politiques éducatives, alors qu’elle est se trouve au centre de la vie, au cœur de l’humain.
En ce qui concerne plus spécifiquement l’enseignement de la danse et l’art dramatique, celui-ci est souvent inexistant ou sans véritable consistance, bien qu’il existe une forte demande en la matière. Les départements souhaitent donc des mesures de rattrapage de l’État en faveur de ces deux spécialités, afin d’apporter plus de cohérence et d’efficacité à leurs efforts de construction d’un cadre territorial structuré et équilibré.
Le processus de Bologne contraint l’ensemble des écoles artistiques supérieures, tels que les conservatoires et les écoles supérieures d’art plastique, à s’harmoniser sur le cursus universitaire européen dit « LMD », licence, master, doctorat.
Cette évolution est positive dans la mesure où une telle convergence des diplômes facilitera la reconversion des artistes. Toutefois, veillons à ce que cette harmonisation ne conduise pas à l’uniformisation. C’est pourquoi tout cursus visant en quelque sorte à « normer » les compétences de l’artiste doit rester souple.
Quant aux écoles supérieures d’art, elles possèdent chacune une histoire singulière qui fait l’originalité de leur formation à « l’art par l’art » ; d’ailleurs, nombre de leurs intervenants sont souvent des artistes en activité. Elles constituent de véritables laboratoires, qui ne doivent pas perdre leur âme en se conformant strictement au modèle universitaire. La pratique artistique elle-même constitue une véritable recherche permanente. C’est pourquoi je suis persuadé que les écoles supérieures d’art et les universités peuvent s’enrichir mutuellement, dans le respect de leur diversité, qui constitue une richesse à sauvegarder.
Il faut le souligner, les écoles supérieures d’art plastique jouent un rôle majeur dans la diffusion de l’art contemporain sur leur territoire. Il est impératif qu’elles continuent également à promouvoir les ateliers de pratiques et la sensibilisation, pour que chacun, quelle que soit sa situation sociale ou géographique, puisse s’approprier la création contemporaine et s’en faire une force de réflexion.
L’apprentissage du sensible ne doit plus être considéré comme facultatif et secondaire, car c’est l’une des plus belles aventures humaines. Il ne faut pas que l’enjeu de la démocratisation culturelle soit abandonné au seul marché. Face aux industries culturelles et à leurs produits de divertissement, le rôle du service public de la culture est plus que jamais déterminant pour former sans formater.
Il est également nécessaire de relancer l’éducation populaire, d’autant que le désir de culture n’a jamais été aussi puissant. D’ailleurs, un nombre impressionnant de nos concitoyens s’adonne à une pratique artistique en amateur.
Le débat que nous menons sur la décentralisation des enseignements artistiques, s’il est bienvenu, n’en est pas moins, d’une certaine façon, en décalage avec la réforme territoriale qui est envisagée pour les prochains mois. Et comment ne pas relayer les inquiétudes profondes que la remise en cause de la clause de compétence générale des collectivités et des cofinancements suscite légitimement, tant chez les élus que dans le monde de la culture dans son ensemble ?
Je reste convaincu que, à l’instar des droits de l’homme, la culture doit demeurer une responsabilité partagée. C’est bien la décentralisation et le fort engagement de l’ensemble des collectivités locales qui ont permis une profonde transformation du paysage artistique et culturel de notre pays, rapprochant partout sur notre territoire l’offre du citoyen.
Il n’en reste pas moins qu’une politique de démocratisation culturelle plus efficace passe par l’éducation. Culture et éducation forment un couple indissociable. Il est donc urgent que les deux ministères concernés agissent enfin de pair. Le service public de la culture doit pouvoir s’appuyer sur le service public de l’éducation, et réciproquement ! C’est une question de justice sociale, de solidarité, d’égalité entre les citoyens et de respect du droit à la culture pour tous.
Le préambule de la Constitution de 1946 n’affirme-t-il pas que « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » ? Or l’enjeu de la culture pour tous est l’enjeu de la démocratie tout court ! Plus que jamais, face à la montée des intégrismes, il nous faut lutter contre tous les analphabétismes.
Il s’agit d’apprendre l’art comme on apprend à lire et à compter. Les enseignements artistiques et l’éducation culturelle n’ont pas à être optionnels si l’on souhaite n’en écarter personne. C’est à l’épreuve du feu que l’on se brûle, c’est à l’épreuve de l’art qu’on en suscite le désir.
Monsieur le ministre, j’aime à citer l’auteur et metteur en scène Jean-Luc Lagarce, trop tôt disparu : « Une société, une cité, une civilisation qui renonce à l’art, qui s’en éloigne, au nom de la lâcheté, de la fainéantise inavouée, du recul sur soi, qui s’endort sur elle-même, qui renonce au patrimoine en devenir pour se contenter, dans l’autosatisfaction béate, des valeurs qu’elle croit s’être forgées et dont elle se contenta d’hériter, cette société-là renonce au risque, elle oublie par avance de se construire un avenir, elle renonce à sa force, à sa parole, elle ne dit plus rien aux autres et à elle-même. »
Les enseignements artistiques permettent la nécessaire transmission, assurent le passage de témoin de la mémoire, de l’héritage et des générations pour mieux inventer demain.
Je souhaite donc un engagement financier plus résolu de l’État en faveur des enseignements artistiques. Il s’agit bien de réclamer plus d’État non « pour diriger l’art, mais pour mieux le servir », ainsi que l’a si bien exprimé André Malraux. Il faut un État garant du développement équilibré des enseignements artistiques sur l’ensemble du territoire national ; en un mot, il faut un État fort de sa légitimité républicaine et des collectivités fortes de leur proximité et de leur solidarité.
Dans une époque où l’effondrement de la raison produit des monstres, l’art et la culture sont devenus de véritables enjeux de civilisation et la condition même de notre civilisation. Et n’oublions jamais, monsieur le ministre, que l’intelligence est la première ressource de notre planète.