Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer le travail de notre collègue Catherine Morin-Desailly, qu’il s’agisse de son rapport d’information sur la décentralisation des enseignements artistiques, qui est de grande qualité, ou de la proposition de loi qu’elle a déposée en vue de répondre à l’impasse dans laquelle se trouvent actuellement les enseignements artistiques. Face à l’absence d’engagement clair de l’État sur ce sujet, il était également indispensable d’ouvrir le débat devant la Haute Assemblée.
Je m’interroge cependant sur le sort réservé à cette proposition de loi, qui avait le mérite de régler plusieurs problèmes, mais qui n’a pas été inscrite à l’ordre du jour de nos travaux. Nous ne pouvons pourtant pas nous satisfaire du statu quo actuel. Comme beaucoup ici, je considère qu’il est urgent que le législateur se penche de nouveau sur l’organisation des enseignements artistiques dans notre pays. §
Au premier abord, cette question pourrait apparaître comme essentiellement technique. Mais ne nous y trompons pas : derrière les problèmes de financements et de compétences, se profile un enjeu politique majeur.
Cet enjeu est d’abord national. Quel enseignement des arts, quelle ouverture culturelle voulons-nous pour nos enfants ? Quelles doivent être nos exigences pédagogiques ?
L’enjeu est également local. Comment les enseignements artistiques peuvent-ils ouvrir la voie à un véritable aménagement culturel des territoires ? Comment organiser ces enseignements afin qu’ils puissent remplir pleinement leurs rôles d’émancipation culturelle et de lien social ? Enfin, comment ouvrir ces enseignements à tous et les sortir de l’élitisme dans lequel ils sont trop souvent restés ?
Le rapport d’information de Catherine Morin-Desailly a tenté de répondre à certaines de ces questions et a montré que les réponses dépendaient bien souvent de l’implication de l’État. Pour autant, la question de la démocratisation des enseignements artistiques et de leur inscription dans un projet territorial cohérent n’a pas encore été assez abordée.
Tout d’abord, sur l’attribution aux régions de la compétence en matière d’organisation du cycle d’enseignement professionnel initial, qui constitue le point central du rapport d’information de Catherine Morin-Desailly, nous devons malheureusement constater avec elle l’échec de la loi du 13 août 2004.
Les articles 101 et 102 de la loi relative aux libertés et responsabilités locales ont en effet attribué à chaque niveau de collectivité une compétence spécifique en matière d’enseignements artistiques. Néanmoins, il ne faut pas croire que ce texte fonde la décentralisation de ces enseignements. Les lois de décentralisation de 1983 avaient déjà donné aux collectivités compétence en ce domaine, mais sans en préciser la répartition. Dans les faits, et à l’exception de la dizaine de conservatoires départementaux, ce sont bien souvent les communes qui ont pris les écoles et conservatoires à leur charge.
En ce sens, la loi de 2004 constitue un réel progrès puisque nous pouvons y voir l’amorce de projets territoriaux cohérents, chaque collectivité étant, d’une façon ou d’une autre, impliquée. Dans un souci d’aménagement du territoire et de meilleure organisation des enseignements, il était en effet nécessaire de dépasser l’horizon communal et d’organiser des synergies et des espaces de projet à l’échelle du département et de la région.
Ainsi, la loi donne obligation aux départements de mettre en place, dans les deux ans, un schéma départemental des enseignements artistiques. La nomenclature des établissements d’enseignement artistique a été modifiée en conséquence, et aux anciens conservatoires de région, conservatoires et écoles de musique ont succédé les conservatoires à rayonnement régional, départemental ou communal.
Cette nouvelle nomenclature s’est accompagnée d’un projet pédagogique apparemment ambitieux, sur lequel je reviendrai.
La loi confie en effet aux régions la mission d’organiser et de financer les CEPI, sanctionnés par un diplôme national d’orientation professionnelle, le DNOP. Ce dispositif, qui se substitue aux anciens diplômes d’école, a une vocation nationale et préprofessionnalisante. Aux termes de la loi, l’État conserve le contrôle des enseignements, la définition des cursus et du cahier des charges des établissements, ainsi que la labellisation de ces derniers.
Je le répète, la création des CEPI est ambitieuse, car ce diplôme national ouvre l’accès aux centres d’études supérieures et donne le droit de se présenter à certains concours de la fonction publique territoriale. La compétence devenant régionale, la loi a prévu que les crédits accordés à ce titre par l’État aux départements et aux communes seraient désormais versés aux régions.
Selon moi, le blocage de la décentralisation des CEPI provient justement de l’ambition de ce cycle, car, en même temps qu’il transférait la compétence aux régions, l’État a renforcé ses exigences, donc le coût des formations. Et, comme c’est hélas ! souvent le cas, l’État n’a pas prévu la compensation de cette nouvelle charge. Notre collègue l’a suggéré dans son rapport d’information : c’est bien la non-compensation exacte des charges, et non le transfert de la compétence elle-même, qui a provoqué les réticences des régions à appliquer la réforme. Dans leur grande majorité, celles-ci ont en effet estimé que le surcoût induit par la création des CEPI n’était aucunement compensé et que l’État s’était indûment déchargé sur elles.
Cette compétence nouvelle a donc été majoritairement refusée par les régions, et seules deux collectivités ont mis en place les CEPI. À plusieurs reprises, les régions ont porté cette question devant la commission consultative d’évaluation des charges, mais l’État n’a jamais accepté de faire évoluer sa position. Pourtant, il faut bien le reconnaître, les exigences pédagogiques induites par les CEPI rendent cette compétence très coûteuse pour les régions.
Les régions ont néanmoins fait un pas en avant considérable. Ainsi, l’Association des régions de France a récemment trouvé une position commune et a déclaré que les régions étaient prêtes à participer à l’organisation des CEPI, notamment sur la base du conventionnement. Les régions demandent que les crédits alloués au titre de ces cycles continuent toutefois d’être versés aux communes et groupements intercommunaux, qui demeurent l’acteur majeur en ce domaine.
Le texte proposé par Catherine Morin-Desailly répond à cette demande légitime des régions. Son article 1er précise en effet que, si elles continuent à « organiser » les CEPI, les régions ne font plus que « contribuer à leur financement ». En outre, il donne enfin aux régions un outil de pilotage, en créant une « commission régionale des enseignements artistiques », lieu de concertation entre l’État et les divers niveaux de collectivités territoriales.
L'article 1er complète également le rôle des régions en précisant que ces dernières sont chefs de file au sein de la commission régionale des enseignements artistiques, et en leur attribuant par ailleurs l’établissement d’un schéma régional des enseignements professionnels. Cet outil de pilotage est essentiel, car il permettrait de mettre fin à une situation aberrante : les départements, qui n’ont pas d’obligation de financement, se sont vus chargés de l’élaboration d’un schéma départemental tandis que la région, qui a, elle, une obligation de financement, ne dispose d’aucun outil de mise en cohérence des enseignements artistiques sur son territoire. Cela dit, il serait important de mieux définir le rôle et le fonctionnement de la commission régionale des enseignements artistiques. Si les régions acceptent cette compétence, elles devraient avoir leur mot à dire sur les contenus.
Je crois donc que la proposition de loi de Catherine Morin-Desailly répond, au moins en partie, à ce problème de clarification des compétences, mais que, en revanche, elle ne répond que très imparfaitement aux craintes des régions en matière de financement, ces dernières redoutant que les communes ne se désengagent totalement du financement des CEPI. Les régions auraient alors à leur seule charge la mise aux normes des conservatoires à rayonnement régional et départemental.
Les dispositions de l’article 2 de la proposition de loi prévoient que les crédits seraient versés aux régions, comme c’est déjà le cas aux termes de l’article 102 de la loi de 2004. Cette mesure ne tient aucun compte de la position de l’Association des régions de France, qui a demandé que ces crédits continuent à être versés aux communes et intercommunalités, le financement régional venant en appoint.
Surtout, le texte n’apporte aucune avancée sur la compensation par l’État des conséquences de son ambition pédagogique.
J’appelle votre attention sur un point qui me semble capital : cette proposition arrive dans un contexte d’incertitude totale sur les futures compétences des collectivités territoriales et sur leur avenir financier. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle nous discutons aujourd’hui d’une question orale avec débat et non de la proposition de loi.
Enfin, il est paradoxal que l’État confie cette compétence coûteuse à des collectivités auxquelles le Président de la République ne cesse de reprocher d’’être trop dépensières.
Je l’ai souligné : la proposition de loi apporte un certain nombre de réponses pour sortir de l’impasse actuelle. Toutefois, il faut aller plus loin. La loi de 2004 a réformé les compétences et le financement ; elle a constitué aussi une sorte de révolution pédagogique des enseignements artistiques. Mais cette trop grande ambition est au cœur même du blocage actuel.
Ainsi, il convient de s’interroger sur l’utilité même des CEPI. Ces cycles ne peuvent-ils être considérés comme un prolongement superflu des études dans les établissements d’enseignement artistique, qui retarderait de deux à trois ans l’entrée dans le métier des candidats qui en ont les capacités et ne présenterait guère d’intérêt pour ceux qui resteront amateurs.
De plus, le DNOP délivré à l’issue d’un CEPI restera un diplôme « franco-français », bien loin du standard LMD qui s’impose en Europe. Depuis la rentrée 2008, l’université publique développe au sein des pôles universitaires en musique, danse et théâtre de véritables diplômes professionnels, les diplômes nationaux supérieurs professionnels. Dans ces conditions, pourquoi conditionner l’entrée dans ces pôles à un diplôme intermédiaire, dont la valeur ne serait reconnue qu’en France et qui se révèle extrêmement coûteux pour les collectivités ?
La mise en place du projet pédagogique des CEPI implique la mobilisation de moyens humains qui nous font aujourd’hui défaut. En 2004, le ministère de la culture, qui était à l’origine du projet, n’a tenu aucun compte de la situation des enseignants dans les conservatoires et écoles de musique, faite la plupart du temps de précarité et d’isolement. Trop souvent, les établissements refusent d’accorder à leurs enseignants réguliers des contrats à durée déterminée et ces professeurs deviennent des vacataires perpétuels. Nombre d’entre eux sont contraints à être itinérants pour gagner un salaire décent. Ce morcellement du travail, parfois entre deux départements, est un obstacle évident à l’efficacité et à l’implication de ces enseignants dans un projet pédagogique ambitieux comme les CEPI.
À cette précarité s’ajoute l’absence d’une formation continue de qualité, tant pour les enseignants que pour les directeurs d’établissement. On demande à des personnes parfois formées sur le tas, qui n’ont souvent reçu aucune formation pédagogique, de mettre en œuvre un projet très exigeant. Une réforme ambitieuse ne peut faire l’impasse sur la nécessité de revaloriser le statut et la formation des « encadrants ».
Remarquons tout de même que le projet pédagogique des CEPI représente un progrès sur un point : il fait sortir les conservatoires de ce que j’appellerais une « culture de la médaille d’or », qui forme certes de façon privilégiée des praticiens excellents, mais cela au détriment de la de transmission et du développement culturel par les arts pour le plus grand nombre. Enseigner les arts, cela ne doit pas se limiter à former des petits prodiges ; c’est être capable de former de futurs médiateurs, des amateurs de haut niveau, qui formeront demain le terreau de la vie culturelle locale.
Il faut donc sortir de cette culture du don et du talent que perpétuent trop souvent nos conservatoires. Pour autant, les CEPI n’apportent pas de réponse satisfaisante au manque de démocratisation des enseignements culturels.
Avant de créer ces cycles intermédiaires, la loi de 2004 aurait sans doute dû renforcer les obligations de l’État et des collectivités en matière d’éducation artistique pour tous. La sensibilisation de tous les enfants aux différentes formes d’art est en effet le meilleur facteur de démocratisation des pratiques artistiques.
Les crédits alloués par l’État et les collectivités aux enseignements artistiques méritent d’être revus à la hausse, mais pas uniquement pour créer des CEPI. L’enseignement musical demeure aujourd’hui un luxe pour bien des familles, aux points de vue tant financier que culturel. Même si les communes participent en prenant en charge une très grande partie des frais qui incombent aux familles, les sommes engagées restent parfois considérables.
L’expérience dont vous avez fait mention ce matin en commission, monsieur le ministre, et qui est conduite au Venezuela se rapproche de celle que j’ai pu observer au Chili : dans l’un et l’autre cas, il s’agit de permettre aux enfants de quartiers très défavorisés d’accéder à une pratique artistique, en consacrant les moyens nécessaires pour à cette action de sensibilisation. Ce sont des exemples de réussite que nous devrions avoir à l’esprit dans nos réflexions sur l’avenir.