Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l'année 2005 a marqué un profond tournant de la construction européenne, telle que la France l'a toujours voulue et défendue.
Après notre « non » à la Constitution, après notre « oui » à l'ouverture des négociations avec la Turquie, le Conseil européen demande en réalité quelle Europe nous voulons et, si nous n'y prenons pas garde, j'y vois le réel risque que l'Europe que nous avons toujours voulue, c'est-à-dire l'Europe des solidarités de fait, l'Europe de l'intégration, nous échappe définitivement.
Je retiendrai deux questions : les perspectives financières 2007-2013, d'une part ; l'octroi du statut de candidat à la Macédoine, d'autre part, qui sous-entend, dès maintenant, le lancement d'une nouvelle vague d'élargissement de l'Union, cette fois en direction de l'ensemble des Balkans.
Madame le ministre, nous ne devons accepter ni un accord sur les perspectives financières à n'importe quel prix ni le dernier « paquet » proposé par la présidence britannique.
Le Président de la République, en donnant son accord au « paquet Juncker » en juin dernier, a montré la bonne volonté de la France, qui est prête à payer sa part de l'élargissement et à donner à l'Union européenne un budget lui permettant de répondre aux défis de la période 2007-2013. Ainsi, nous avons accepté d'augmenter de 11 milliards d'euros notre contribution sur cette période.
En revanche, le dernier « paquet » proposé par le Premier ministre britannique, où n'apparaît pas une volonté européenne, est inacceptable pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, il ne propose qu'un plafonnement forfaitaire, partiel et temporaire du « chèque britannique ».
Ainsi, le mécanisme proposé exonère toujours le Royaume-Uni de sa participation aux dépenses d'élargissement. Il ne suggère que de limiter son chèque à un montant fixé arbitrairement, et seulement pour la période 2007-2013. De ce fait, il ne répond en aucune façon au principe de la participation égale de tous à l'élargissement.
Il est choquant que soient dispensés de cet effort certains États membres parmi les plus riches.
Plus grave encore, ce chèque n'est pas remis en cause dans son principe même, alors qu'il a perdu sa raison d'être plus de vingt ans après le Conseil européen de Fontainebleau.
Par ailleurs, ce « paquet » signe l'arrêt de mort des politiques communes.
Tout d'abord, il accroît la dégressivité des aides directes agricole, notamment sous les plafonds sanctuarisés en 2002 au Conseil européen de Bruxelles. Ensuite, il taille dans les dépenses de développement rural, deuxième pilier de la PAC, dont nous savons qu'elles préparent l'avenir, puisqu'il s'agit du caractère multifonctionnel de l'agriculture. Enfin, il propose d'accroître la modulation des dépenses de la PAC-marché. Cela marquerait l'amorce d'une nouvelle réforme en profondeur de la PAC pour la période à venir, contrairement à ces accords de 2002. Nos agriculteurs ont déjà dû consentir des efforts très importants pour se mettre en ordre de bataille à l'OMC, comme en témoigne encore la récente réforme de l'Organisation commune du marché du sucre.
Ce « paquet » signe également la mort de la politique régionale et de la cohésion territoriale telle que nous l'avons toujours défendue.
En effet, le « paquet » Blair vise à donner 14 milliards d'euros en moins aux nouveaux États membres au titre de la politique de cohésion. Pour faire passer cette pilule amère, il bouleverse toutes les règles d'éligibilité qui assuraient la discipline et l'unité de cette politique. Pour les nouveaux membres, il supprime ainsi la règle n+2 pour les engagements et abaisse de 25 % à 15 % le seuil de cofinancement national, et ce pour les seuls États membres.
Par conséquent, M. Blair propose une politique de cohésion à deux vitesses : moins d'argent que prévu, mais un blanc-seing total sur les dépenses éligibles pour les nouveaux ; des règles strictes d'utilisation pour les anciens. Cela signifie le maintien des contraintes de programmation figurant dans le document unique de programmation, le DOCUP, et, à terme, la disparition d'une politique de cohésion pour tous, notamment la disparition programmée des programmes qui nous intéressent spécifiquement, tels que INTERREG et URBAN.
Enfin, avec un budget fixé à 1, 03 % du revenu national brut de l'Union, M. Blair propose pour l'Union européenne à vingt-cinq un budget en régression. S'il en était ainsi, l'Union ne pourrait plus relever les défis les plus importants qui s'annoncent, comme la mondialisation et la stratégie de Lisbonne. Un budget moindre entraînera pour nous une augmentation de notre contribution au budget communautaire identique à celle qui résulte du « paquet Juncker ».
Personne ne parle de cet autre enjeu du Conseil européen qu'est le possible octroi du statut de candidat à la Macédoine. Pouvons-nous accepter que, demain, en catimini, comme le rappelait le président Haenel, le Conseil européen prenne la décision de lancer une nouvelle phase d'élargissement, alors que, nous le mesurons tous, nous sommes encore loin d'avoir absorbé le précédent ? Les Balkans sont en Europe, c'est une évidence. D'ici à vingt ans, ils auront sans doute tous rejoint l'Union européenne.
Avant de se poser la question de l'octroi du statut de candidat, le premier constat est que la stabilité politique n'existe pas dans la région ; c'est un leurre de croire que le statut de candidat suffira à l'instaurer.
Est-il urgent de relancer la fuite en avant de l'élargissement, alors que les incertitudes sur le fonctionnement institutionnel de l'Union sont, et pour longtemps, loin d'être apaisées ?
Madame le ministre, ne laissez pas l'équivoque s'installer. Peut-on lancer le signal d'un nouvel élargissement, alors qu'un État membre, non fondateur, serait exonéré de participer à son financement ?
Comment n'avons-nous pas tiré les leçons du Conseil européen d'Helsinki de décembre 1999 ? À l'époque, donner le statut de candidat à la Turquie était perçu avant tout comme un symbole politique qui « conforterait l'ancrage européen de la Turquie ». On voit où cela nous a menés : à l'échec du référendum constitutionnel et donc au recul de la construction européenne.
Il faut que le Conseil européen cesse de s'autoriser à octroyer des statuts à valeur symbolique sans en mesurer les conséquences politiques, budgétaires et institutionnelles. Je note que l'Union s'est ainsi fait une spécialité de l'octroi de ces statuts : statut de l'économie de marché à l'Ukraine, statut de pays candidat à la Macédoine, dont je relève par ailleurs qu'elle n'a pas, elle, le statut d'économie de marché.
Madame le ministre, l'Union a accueilli dix nouveaux États membres en 2004 ; la Bulgarie et la Roumanie nous rejoindront en 2007, tandis que les négociations d'adhésion viennent d'être ouvertes avec la Turquie et la Croatie. Je le répète, les Balkans sont en Europe et rejoindront vraisemblablement l'Union européenne. Au-delà de la seule Macédoine, le moment est-il vraiment le meilleur pour lancer une nouvelle étape de l'élargissement de l'Union, cette fois aux Balkans ? Pensez-vous vraiment que notre opinion publique comprendra une telle décision ?
Nous savons tous ce que voulait Robert Schuman lorsqu'en 1950, dans le salon de l'Horloge du Quai d'Orsay, il a lancé l'idée intégratrice des solidarités de fait. Cette impulsion s'est traduite d'abord par la réconciliation franco-allemande et le développement de politiques communes, que ce soit la PAC ou la politique régionale, le Marché unique, l'euro, l'espace Schengen.
Nous le savons tous, si nous acceptons le « paquet » budgétaire de Tony Blair, en particulier un paquet confirmant que le Royaume-Uni est exonéré des dépenses d'élargissement, et si, en même temps, nous lançons le signal d'un nouvel élargissement, nous saurons que 2005 aura marqué un tournant radical de la construction européenne. Avec ce « paquet » Blair, ce sera la victoire de la vision d'une Union européenne comme vaste zone de libre-échange et la mort de la vision intégratrice de l'approfondissement et des solidarités de fait.
Depuis plusieurs années, à chaque Conseil européen, on nous explique qu'il valait mieux céder sur un mauvais compromis que d'hériter du mistigri de la responsabilité d'un échec. N'est-ce pas ce que l'on nous a dit au lendemain du Conseil européen de Nice ?
Demain, Tony Blair cherchera à faire céder les nouveaux États membres en leur expliquant que, certes, ils auront moins d'argent, mais qu'ils pourront le dépenser comme ils veulent. Il cherchera à nous faire avaler un plafonnement très limité de son chèque à 8 milliards d'euros sur la période, en nous appâtant avec la TVA à 5, 5% dans la restauration, moyennant le maintien de son opt-out pour la durée hebdomadaire du temps de travail.
Madame le ministre, depuis la catastrophe du 29 mai, c'est une France affaiblie qui a récupéré ce mistigri. Nous n'avons pas à nous excuser de ce vote en nous sentant obligés d'accepter ce « paquet » désastreux, au motif que nous ne voudrions pas être, une nouvelle fois, ceux qui ont dit non. Nous ne sommes pas seuls ; nous avons des partenaires et des alliés dans cette Union européenne, et le Royaume Uni va devoir ajuster sa proposition au cours du Conseil européen.
Tony Blair a voulu lier le chèque britannique et la PAC. Or la PAC en est à sa troisième réforme depuis quinze ans et elle n'aura pas d'autre choix que de continuer à se réformer après 2013. Par ailleurs, aucun ajustement n'a été apporté au chèque britannique depuis sa création en 1984. Dans ces conditions, il vaudra toujours mieux dire non, même seuls, plutôt que d'accepter quelque « paquet » que ce soit permettant au Royaume Uni de ne pas payer sa part de l'élargissement.
Dans ce débat, nous devons prendre position non seulement en tant que ministre et parlementaires français, mais aussi en tant qu'Européens convaincus !