Intervention de Éric Dupond-Moretti

Réunion du 22 novembre 2023 à 15h00
Référendum d'initiative partagée — Rejet d'une proposition de loi constitutionnelle

Éric Dupond-Moretti :

« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. » C’est en ces termes, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, que l’article VI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a tranché ou, plus exactement, surmonté le débat qui opposait les partisans de la souveraineté nationale à ceux de la souveraineté populaire.

À l’époque, deux conceptions radicalement opposées de la démocratie s’affrontaient : Rousseau affirmait que « toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle » ; Sieyès déclarait, en parfait contrepoint, que « le peuple ne peut parler, ne peut agir, que par ses représentants ».

La Constitution de 1958, dont nous venons de fêter le soixante-cinquième anniversaire, a choisi une voie médiane : son article 3 dispose en effet que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».

Mais c’est son article 11 qui précise les conditions d’utilisation du référendum. Cet article permettait en effet au Président de la République, dans sa rédaction première, de « soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

La révision constitutionnelle du 4 août 1995 a étendu ce « champ référendaire » aux projets de loi portant « sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent ».

Issue des travaux du comité Balladur, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a quant à elle élargi ce champ référendaire aux questions de politique environnementale.

Surtout, elle a créé le référendum d’initiative partagée.

Ce dernier dispositif constitue, au regard de notre histoire politique, une véritable audace. Il a, de manière inédite, mis entre les mains des citoyens un outil destiné à les faire participer activement au processus d’élaboration des lois. Cet outil, on l’a vu ces derniers mois, a fait naître de fortes attentes, mais aussi, il faut le dire, quelques frustrations.

Quinze ans plus tard, il est temps de dresser un premier bilan de ce référendum d’initiative partagée.

S’il s’agit avant tout d’une innovation majeure dans notre histoire constitutionnelle, des pistes d’amélioration du dispositif apparaissent clairement au regard de l’expérience des dernières années.

En 2008, le constituant avait, de manière prudente, érigé de solides garde-fous destinés à empêcher que la procédure du référendum d’initiative partagée vienne remettre en cause la stabilité de nos institutions ou qu’elle soit dévoyée à des fins démagogiques.

Plusieurs initiatives ont vu le jour depuis l’entrée en vigueur de cet outil de respiration démocratique, ce qui démontre que les citoyens comme les parlementaires lui portent un réel intérêt.

Mais aucune de ces initiatives n’a pu aboutir. Dès lors, certains se demandent légitimement si les garde-fous dressés en 2008 ne constituent pas, en réalité, des herses infranchissables.

La première question que pose la présente proposition de loi est celle, essentielle, du nombre de soutiens, citoyens et parlementaires, exigés pour que la procédure puisse être enclenchée.

En 2008, le constituant a retenu le seuil d’un cinquième des membres du Parlement et celui d’un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales.

L’expérience l’a montré : si le premier seuil est atteignable, il est permis de douter qu’il en soit de même du second.

À ce jour, l’initiative la plus avancée n’a pu recueillir qu’un peu plus de 1 million de soutiens, sur les 4, 7 millions requis.

La deuxième question porte évidemment sur le champ du référendum, qui résulte du premier alinéa de l’article 11 tel qu’interprété par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Par certains aspects, ce champ mériterait sans doute d’être clarifié.

Il convient aussi de s’interroger sur l’articulation entre l’initiative citoyenne et le travail parlementaire. La possibilité conférée aux assemblées de mettre un terme au processus référendaire par l’examen de la proposition de loi a soulevé quelques critiques.

Pour certains, le dispositif mériterait d’être plus contraignant pour le Parlement. Nous devons cependant être très attentifs à ne pas déposséder ce dernier de ses prérogatives, qui sont à la fois naturelles et légitimes.

C’est donc sur ces questions et sur ce bilan, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’il nous faut, collectivement, nous pencher en répondant, en somme, à une question fort simple : le dispositif du référendum d’initiative partagée est-il à la hauteur de l’ambition que nous portons pour notre démocratie ?

Du point de vue du Gouvernement, le constat qu’appelle un tel bilan est clair : ce dispositif mérite d’être amélioré.

En ce sens, la proposition de loi constitutionnelle de M. Chantrel trace des pistes intéressantes.

Tout d’abord, l’abaissement du seuil de soutiens citoyens semble nécessaire, afin de rendre la procédure plus effective. La nécessité d’abaisser le seuil de soutiens parlementaires est, quant à elle, moins évidente.

Sont retenus dans le présent texte les seuils d’un million de citoyens et d’un cinquième des membres du Parlement. Voilà qui me semble une cible un peu ambitieuse ; elle a tout au moins le mérite d’ouvrir la réflexion.

Ensuite, ouvrir la possibilité d’une initiative citoyenne soutenue par des parlementaires, plutôt que seulement l’inverse, est tout à fait intéressant. Dès 2019, le Gouvernement avait proposé d’aller jusqu’au bout d’une telle démarche en envisageant que les citoyens puissent engager eux-mêmes la procédure.

Je suis toutefois moins convaincu, à vrai dire, par d’autres aspects de cette proposition de loi constitutionnelle.

Ainsi, l’extension du champ du référendum à la politique fiscale ne m’apparaît pas souhaitable.

Dans notre tradition constitutionnelle, la politique fiscale est une des prérogatives essentielles du Parlement. Les travaux préparatoires de l’article 11 de la Constitution indiquent explicitement que le constituant a souhaité soustraire les lois de finances au champ du référendum. Je ne juge pas opportun de revenir sur ce choix : lever l’impôt, je l’ai dit, est une des prérogatives historiques et essentielles du Parlement, qui doit la conserver.

Par ailleurs, les modifications que le présent texte apporte aux modalités du contrôle exercé par le Parlement sur la proposition de loi référendaire présentent des incertitudes. On remplacerait le terme : « examinée » par le terme : « rejetée » ; néanmoins, le texte ne prévoit pas ce qu’il adviendrait si la proposition de loi était adoptée par les deux assemblées, ou même par une seule d’entre elles.

Je crois donc que, sur ce point comme sur d’autres, la réflexion mérite d’être poursuivie.

Monsieur le sénateur Chantrel, le Gouvernement partage votre objectif : rendre plus accessible et plus effectif le référendum d’initiative partagée.

À cet égard, je salue votre initiative.

Elle rejoint les objectifs énoncés par le Président de la République dans le discours qu’il a prononcé, le 4 octobre 2023, à l’occasion du soixante-cinquième anniversaire de notre Constitution. Dans ce discours, le Président de la République a en effet indiqué vouloir que les citoyens soient « davantage sollicités et mieux associés », notamment par une réforme du référendum d’initiative partagée.

Le Gouvernement entend mettre en œuvre une telle réforme. Au cœur de ce projet, il y aura la question des seuils, sur laquelle nous devons encore travailler.

Mais la réflexion mérite également d’être poursuivie en ce qui concerne le champ référendaire. J’observe d’ailleurs, monsieur le sénateur Chantrel, que vous n’avez pas souhaité y intégrer les « questions de société », au contraire de ce qu’avait fait le Gouvernement dans un précédent projet.

Telle n’est sans doute pas la seule option envisageable, mais cette question devra être abordée.

Il nous faudra aussi réfléchir, collectivement, à des mécanismes efficaces pour éviter toute situation de concurrence des légitimités : il n’est pas question de permettre à des initiatives citoyennes de revenir sur un travail tout juste accompli par le Parlement, tout comme il n’est pas question de permettre au Parlement de revenir sur une loi référendaire tout juste adoptée.

Il faudra peut-être examiner d’autres questions afin d’éviter que le référendum d’initiative partagée n’oppose les citoyens aux parlementaires, au lieu de les associer.

Mesdames, messieurs les sénateurs, sur tous ces sujets qui, d’évidence, ne sont pas tranchés, il nous faudra dégager des lignes de consensus ; je suis convaincu que nous y parviendrons.

Cependant, à ce stade de nos réflexions collectives, je ne saurais être favorable à cette proposition de loi constitutionnelle, car les travaux relatifs à la future révision constitutionnelle sont toujours en cours. La réflexion menée autour de l’article 11 mérite en effet d’être prolongée et précisée. Je sais du reste que le Sénat y prend toute sa part, sous l’égide du président Larcher.

La proposition de loi constitutionnelle dont nous débattons aujourd’hui sur l’initiative du groupe socialiste, ainsi que celle que vous avez examinée le mois dernier à la demande du groupe communiste, démontrent d’ailleurs l’engagement sur ces sujets de la chambre haute, sans laquelle, je le rappelle, il ne peut être touché à notre texte fondateur.

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