Intervention de Nicole Borvo Cohen-Seat

Réunion du 14 avril 2011 à 15h00
Contentieux et procédures juridictionnelles — Adoption d'un projet de loi en procédure accélérée

Photo de Nicole Borvo Cohen-SeatNicole Borvo Cohen-Seat :

C’est à nouveau un texte « fourre-tout » que vous nous présentez là, monsieur le garde des sceaux. Je le dis d’emblée, nous ne le voterons pas, et ce pour plusieurs raisons, la moindre n’étant pas le contexte dans lequel ce débat intervient.

Ce texte mêle, comme cela devient trop fréquent, des dispositions disparates quant à leur nature ou à l’enjeu qu’elles recouvrent. De ce fait, si nous pouvons accepter certaines d’entre elles, nous en rejetons d’autres.

Ce texte, comme d’autres avant lui, a surtout pour objet de décliner des propositions émises par la commission Guinchard. Nous craignons que cette façon de réformer la justice par « petits bouts » ne serve à masquer les enjeux actuels en matière de fonctionnement de la justice.

L’ambition du rapport Guinchard était d’ailleurs clairement affichée par son auteur : « C’est un rapport qui se veut global, en ce sens qu’il envisage la répartition des contentieux dans une cohérence totale avec la refonte de la carte judiciaire. »

Si les deux réformes n’ont pas été menées concomitamment, elles sont en effet largement cohérentes : il s’agit de gérer les moyens indigents du service public de la justice. Il suffit de lire l’exposé des motifs ou l’étude d’impact du présent projet de loi pour s’en convaincre : on y évoque la rationalisation, l’allègement, la spécialisation, la simplification des procédures – pourquoi pas –, mais on n’y trouve aucune trace d’une quelconque ambition pour l’institution judiciaire.

La réforme de la carte judiciaire avait pour objet de fermer un nombre important de tribunaux. L’objectif est atteint, puisque 178 tribunaux d’instance et 17 tribunaux de grande instance ont été supprimés. C’est donc une régression du service public de la justice que ce projet de loi accompagne.

Le dogme est encore la réduction des dépenses publiques et l’application de la révision générale des politiques publiques, la RGPP, quelles qu’en soient les conséquences pour les justiciables.

Ce projet de loi a été déposé sur le bureau du Sénat voilà déjà plus d’un an. Une question se pose donc : pourquoi est-il soudain devenu nécessaire de recourir à la procédure accélérée ? Qu’est-ce que cela signifie, au moment même où l’institution judiciaire connaît une crise profonde ?

L’urgence réelle n’est-elle pas de répondre au cri d’alarme lancé par les professionnels de la justice ? Pour la première fois, 5 000 d’entre eux, dans la diversité de leurs statuts, sont descendus dans la rue, le 29 mars dernier. J’étais à leurs côtés, et je peux témoigner de leur détermination.

Vous le savez bien, monsieur le garde des sceaux, la situation de nombre de tribunaux est tout simplement catastrophique. Certains n’ont plus de moyens pour ouvrir le courrier, d’autres pour faire des photocopies…

Vous restez fermé à cette réalité, or je crois que l’on ne réglera rien sans prendre à bras-le-corps la question prégnante des moyens de la justice. On ne réglera rien en multipliant des réformes partielles destinées à masquer le fond du problème.

Vous entendez promouvoir une justice plus efficace, plus rapide, mais cela suppose des moyens, sauf à renoncer à l’ambition d’une justice égale pour tous. Égalité devant la justice et réduction des moyens ne sont pas conciliables.

Certes, vous avez annoncé la création de 485 postes. Non seulement c’est bien insuffisant pour répondre aux besoins, mais vous les avez immédiatement affectés à la mise en œuvre de vos futures réformes. De toute façon, ils ne sont pas prévus au budget…

Le présent projet de loi s’inscrit dans cette logique de pénurie, en mettant l’accent sur la déjudiciarisation, la centralisation et la spécialisation, qui devient un postulat. On a le sentiment que, peu à peu, le service public de la justice s’organise autour de quelques grands pôles d’expertise. Ce projet de loi s’apparente à une sorte de « jeu de dominos ».

Pour la deuxième fois depuis sa création en 2002, vous réformez la justice de proximité.

Il s’agissait, à l’époque, d’ajouter une troisième juridiction de première instance, à côté des tribunaux de grande instance et des tribunaux d’instance. Le groupe CRC-SPG s’y était opposé. Nous avions soulevé un risque de confusion avec l’installation d’un nouvel ordre judiciaire. Cette crainte, je le rappelle, était aussi celle de nos anciens collègues Jean-Pierre Schosteck et Pierre Fauchon, rapporteurs du texte.

Notre position était et demeure claire : la juridiction de proximité, c’est le tribunal d’instance ; les juges de proximité, ce sont les juges d’instance.

Plutôt que de doter les tribunaux d’instance des moyens nécessaires à leur fonctionnement, la majorité et le Gouvernement ont préféré leur retirer des compétences au profit des nouveaux juges de proximité, avant d’en supprimer avec la mise en œuvre de la nouvelle carte judiciaire.

En 2005, sans que le bilan promis ait été dressé, les juges de proximité ont vu leurs compétences élargies, ce qui a modifié leur rôle puisqu’ils doivent désormais traiter un contentieux de masse.

Aujourd’hui, vous voulez supprimer la juridiction de proximité et rattacher les juges de proximité au tribunal de grande instance. Il est clair que les difficultés actuelles ne seront pas résolues, puisqu’ils exerceront toujours des attributions au tribunal d’instance et au tribunal de grande instance, au civil et au pénal.

Vous dites qu’ils ne seront pas en situation de sujétion par rapport au président du TGI : c’est à voir ! C’est lui qui pourra décider de leur affectation en fonction des besoins de sa juridiction. De fait, ils compenseront pour une part l’insuffisance de l’effectif des juges professionnels.

Ce projet de loi procède à une nouvelle répartition des compétences dans des domaines très divers : voies ferrées, préjudices liés au classement des objets au titre des monuments historiques, objets laissés en gage par les voyageurs aux aubergistes ou hôteliers, et j’en passe… Quelle lisibilité le justiciable peut-il attendre de la loi avec un tel fatras de modifications opérées au coup par coup ?

Vous faites de la spécialisation une règle, là aussi dans des domaines disparates : départition prud’homale, sans prévoir de moyens supplémentaires pour les TGI, droit de la propriété industrielle en vue de donner une compétence nationale au TGI de Paris, contentieux douanier, que vous rattachez au TGI.

Quant à la création de juridictions spécialisées en matière d’accidents collectifs, je m’interroge sur sa pertinence. Certes, la complexité de ce contentieux exige des moyens d’investigation et de jugement importants, mais je ne suis pas certaine que la spécialisation à outrance soit la bonne réponse.

S'agissant de la création d’un pôle compétent en matière de crimes contre l’humanité, ne croyez-vous pas qu’une telle disposition aurait mérité mieux que d’être noyée au sein d’un texte fourre-tout ?

Dès la première heure, nous avons approuvé l’idée d’un tel dispositif, annoncé voilà plus d’un an à grand bruit dans la presse par Mme Alliot-Marie et M. Kouchner : « patrie des droits de l’homme, la France ne sera jamais un sanctuaire pour les auteurs de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité », écrivaient-ils.

Nous partagions évidemment l’objectif affiché, mais on me permettra d’exprimer quelques réserves quant à la réalité de la détermination des auteurs de cette tribune. En effet, quand elle est parue dans Le Monde, le Gouvernement tergiversait encore sur le deuxième projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale. Ce texte, adopté définitivement le 13 juillet dernier, offre une quasi-impunité aux auteurs présumés de crimes internationaux présents sur le territoire français : il leur suffit de ne pas faire de la France leur résidence habituelle, d’autres verrous procéduraux pouvant également jouer.

J’éprouve donc une crainte : le nouveau pôle spécialisé sera-t-il en mesure de répondre aux intentions affichées ? Les dispositions juridiques seront-elles à la hauteur de ce que devrait être l’exigence de notre pays en matière de répression des crimes internationaux ?

Je note d’ailleurs que si l’article 16 du présent projet de loi évoquait les crimes de guerre, ceux-ci avaient été « oubliés » dans la suite du texte. Il est de ce point de vue très positif que notre amendement et ceux du rapporteur aient permis de viser clairement les crimes de guerre et de torture.

J’espère désormais, monsieur le ministre, que le Gouvernement s’attachera à doter ce pôle des ressources et des moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission.

Ce projet de loi porte aussi sur le droit de la famille.

Je rejoins la position de notre rapporteur, qui a proposé de supprimer l’article 13. Je pense en effet qu’il n’est pas prudent d’écarter l’intervention du juge en matière de divorce par consentement mutuel, même en l’absence d’enfants mineurs. Le consentement mutuel, hélas, cache quelquefois un faux consentement…

Quant à l’expérimentation de l’obligation de recourir, à peine de nullité de la procédure, à la médiation familiale en cas de saisine du juge en matière d’exercice de l’autorité familiale, elle pose des problèmes importants : celui du consentement, tout d’abord, pour les mêmes raisons que précédemment ; celui du financement, ensuite, qui pèsera lourdement, n’en doutons pas, sur les justiciables ; celui du manque de 1 700 médiateurs familiaux en cas de généralisation de la mesure, enfin, qui entraînera sans nul doute le développement d’un « marché privé » de la médiation.

Vous prévoyez également, dans ce texte, une extension très large du champ des procédures simplifiées, tout particulièrement de l’ordonnance pénale et de la comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité – la dénomination « plaider-coupable » ayant été pudiquement écartée. Nous y sommes, cette fois encore, totalement opposés. Nous refusons cette démarche, qui vise à produire toujours plus de condamnations, dans un temps toujours plus réduit et avec toujours moins de garanties pour les justiciables.

Avec ces procédures, sont mis en cause plusieurs droits : le droit à un débat contradictoire, le droit à la publicité des audiences, le droit à l’impartialité du juge, le droit à l’individualisation de la peine.

Vous vous plaisez à dire qu’il faut tenir compte des victimes. Or, précisément, le droit au débat contradictoire, par exemple, est aussi un droit pour les victimes. En outre, vous continuez de ne rien prévoir pour assurer une meilleure prise en compte de leurs démarches. Mais, évidemment, cela demande beaucoup plus de moyens que la justice n’en a aujourd'hui.

Vous dites que les droits sont garantis puisque l’accusé acceptera la sanction proposée, mais, bien souvent, dans les faits, celui-ci n’aura guère d’autre choix.

Non, mes chers collègues, le justiciable n’a rien à gagner à une accélération de la procédure ! La justice a besoin de solennité, comme elle a besoin de temps pour garantir le respect des droits fondamentaux des justiciables et des victimes, sauf à ce qu’elle devienne illisible et inaccessible. S’il faut certes désengorger les tribunaux, on ne peut atteindre ce résultat qu’en produisant moins de textes sécuritaires et en prévoyant les moyens adéquats.

Le recours au juge ne saurait être considéré comme une simple source de coûts pour les finances publiques, coûts qu’il faudrait impérativement réduire. Le juge, de par son statut, est le garant d’une justice équitable, rendue au nom du peuple. Il ne peut intervenir dans la précipitation.

En ce qui concerne la justice militaire, le projet de loi prévoit la suppression d’une juridiction d’exception, le tribunal aux armées de Paris, et le transfert de ses compétences à une juridiction de droit commun. Nous y sommes bien entendu tout à fait favorables. Une telle disposition n’avait pu être adoptée en 1982 ; l’armée s’y était alors opposée.

Pour autant, le fait que nous soyons d’accord avec le Gouvernement sur ce point ne saurait compenser notre opposition aux dispositions que j’ai évoquées.

Ce projet de loi confirme l’appréciation formulée par le Médiateur de la République dans son dernier rapport : « des politiques brouillées par l’empilement législatif ». En effet, il constitue en soi un « empilement législatif », d’autant que, avec l’aval de la majorité de la commission des lois, le Gouvernement en rajoute en y introduisant une dizaine d’articles additionnels. Nous demandons leur suppression, car il n’est pas de bonne méthode de procéder ainsi.

Qui plus est, ce projet de loi sera suivi d’autres textes que vous avez présentés en conseil des ministres, monsieur le garde des sceaux, et que le Parlement est également censé adopter à la hâte avant la fin de la session, notamment celui qui est relatif à l’instauration de jurys populaires en correctionnelle. Ce texte ne manquera pas de brouiller un peu plus les choses : avez-vous par exemple réfléchi, monsieur le garde des sceaux, au fonctionnement d’audiences correctionnelles où se côtoieront juges professionnels, juges de proximité et assesseurs citoyens totalement ignorants des procédures correctionnelles ?

Réformer la justice doit avoir pour objectif d’améliorer le service rendu aux justiciables, en n’oubliant pas que les personnes les plus démunies, les plus modestes, doivent pouvoir elles aussi accéder au service public de la justice. Or nombre des dispositions de ce projet de loi ne vont pas dans ce sens, bien au contraire.

Nous sommes à mille lieues du débat qu’il conviendrait d’avoir sur les évolutions nécessaires de notre système judiciaire, sur l’indépendance des magistrats du parquet, sur la question du maintien d’une instruction indépendante, sur les conditions d’un rapprochement de la justice et des citoyens, sur le maintien d’une justice spécifique des mineurs, que vous entendez encore remettre en cause, ou encore sur les moyens qu’il serait urgent d’accorder au service public de la justice, tant civile que pénale, pour qu’il puisse fonctionner.

Examiner le présent projet de loi dans le contexte de crise profonde que connaît aujourd'hui notre institution judiciaire est, à nos yeux, tout à fait inacceptable. Nous voterons donc contre ce texte.

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