Intervention de Robert Badinter

Réunion du 14 avril 2011 à 15h00
Contentieux et procédures juridictionnelles — Question préalable

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Madame la présidente, monsieur le garde de sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, chacun s’accordera sur la finalité du texte : mieux répartir les contentieux, mieux définir les compétences ne peut que satisfaire tous ceux qui sont intéressés par l’amélioration du fonctionnement de la justice dans notre pays.

J’exprimerai tout d’abord un motif de satisfaction rétrospective, fort lointaine puisqu’elle est relative à des événements qui remontent à trente ans : je veux parler du dernier acte de la suppression des tribunaux militaires, les tribunaux permanents des forces armées, revendication qui, depuis l’affaire Dreyfus, avait nourri, à gauche, des passions incendiaires. C’est à dessein que j’utilise cet adjectif, car je me souviens fort bien – pardonnez-moi d’évoquer ces moments qui sont restés gravés dans ma mémoire ! – de la férocité du débat sur la suppression des tribunaux militaires qui avait opposé la majorité et l’opposition, cette nuit-là, à l’Assemblée nationale.

J’ai moi-même été stupéfait, en relisant les débats de 1982, de constater que ce qui nous paraît aujourd’hui aller de soi – et qui allait alors déjà de soi, puisque quasi-totalité des forces armées était constituée de civils déguisés en militaires qui n’aspiraient qu’à retrouver leurs vêtements civils – avait, à l’époque, suscité des réactions aussi violentes.

J’ai ainsi entendu tonner un éminent ancien Premier ministre, homme très courageux, grand défenseur des valeurs militaires ; il m’accusait de commettre un crime de lèse-nation – rien de moins ! Un éminent collègue de la faculté de droit, civiliste qualifié entre tous et romaniste réputé, aux citations incomparables, déclarait que je poursuivais une entreprise systématique et désolante de destruction des défenses de la société française puisque, après l’abolition de la peine de mort et la disparition de la Cour de sûreté de l’État, je m’en prenais à la forteresse multiséculaire que constituaient les tribunaux militaires. Et puis, le temps s’est écoulé. Pouvoir prendre acte de cette évolution est un privilège de l’âge, mais un des seuls !

Je remercie M. le rapporteur – il le mérite – pour le travail remarquable qu’il a accompli. Les amendements déposés par la commission sont bienvenus et correspondent, je crois, à ce qui doit être fait.

Je souhaite formuler deux observations : l’une, de méthode, et l’autre, qui fonde la motion tendant à opposer la question préalable.

Ma première observation est relative au recours à la procédure accélérée. Non ! On ne déclare pas l’urgence quand il s’agit de mettre en œuvre un rapport, en l’occurrence le rapport Guinchard, qui, sauf erreur de ma part, a été publié voilà près de trois ans, en juin 2008. S’il y avait eu urgence, nous nous serions précipités pour légiférer. Le Gouvernement a préféré la méthode du salami : découpé en tranches, ce rapport a déjà nourri trois lois, dont l’une est issue de l’excellente proposition de loi déposée par notre collègue Laurent Béteille.

Mes chers collègues, vous le savez, lorsqu’un texte pose, dans le détail, des questions aussi complexes, on a tout à gagner à laisser se dérouler normalement les travaux parlementaires. Le ministre lui-même, écoutant les observations des uns et des autres, appuyé par des services toujours compétents, peut ainsi relever les points sur lesquels il a intérêt à modifier la copie. L’urgence est mauvaise en matière de procédure, et plus particulièrement dans le cas qui nous occupe.

Mais peut-on encore parler d’urgence ? En fait, la précipitation est devenue la règle. Ce n’est pas de votre fait, monsieur le ministre ! Vous êtes le troisième garde des sceaux de cette législature, ce qui vous assure la juvénilité, mais je souhaite que vous soyez le dernier, car nous ne gagnons rien à ces changements successifs, quels que soient les mérites de chacun.

Il est inouï de penser qu’une idée personnelle du Président de la République, idée que je n’ai jamais vu figurer à l’ordre du jour d’un quelconque colloque, donner lieu à un article scientifique ou à une réflexion de doctrine, puisse être soumise aussi rapidement au Parlement. Pourtant, c’est le cas de l’apparition des jurés populaires au niveau correctionnel, qui modifie un ordre établi depuis deux siècles. Cette idée est immédiatement mise en œuvre, et l’on nous annonce, sans perdre une seconde, que nous aurons à en connaître d’ici une quinzaine de jours, sauf erreur de ma part. Reconnaissons que cette idée, qui bouleverse un ordre biséculaire, aurait mérité que l’on y réfléchisse à deux fois !

Malgré la pénurie de moyens en personnels, magistrats ou greffiers, dont notre justice est affligée, quels que soient les efforts continus qui ont pu être faits – la progression de la demande est toujours plus forte que l’accroissement des moyens –, vous avez su trouver dans la seconde, cent magistrats et cent cinquante greffiers à affecter à cette « innovation présidentielle ». Dans l’instant, ils ont jailli, comme cela ! §Admirable promptitude, lorsque l’on songe aux doléances des juridictions… Nous aurons l’occasion d’y revenir, croyez-moi, avec une grande intensité !

Ma seconde observation porte sur la justification de la question préalable. Au travers des modalités de ce projet de loi, et de nombreux autres textes, on reconnaît un mouvement de fond qui s’inscrit dans une évolution de la procédure pénale que nous ne pouvons pas ne pas prendre en considération. Ce mouvement se caractérise par le passage d’une société dans laquelle la fonction juridictionnelle est assumée par et selon les principes du procès équitable, à une autre où la justice devient purement et simplement un service public administré. Ce qui domine, ce n’est plus le respect des principes du procès équitable – pourtant intangibles pour nous –, c’est la recherche de l’efficacité maximale à tout prix !

Le Gouvernement va jusqu’à l’extrême pour contourner ce qui constitue le cœur même de la justice. Est-il besoin de rappeler l’article préliminaire du code de procédure pénale, « la procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties », et surtout, l’article 6, paragraphe 1 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que chacun de nous connaît bien, « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement […] ».

On voit bien à quel type de contentieux appliquer les principes du procès équitable, mais qu’en restera-t-il dans l’ordonnance pénale ? Il est devenu nécessaire de tempérer, de limiter, de modérer autant que faire se peut le recours à ces procédures, où le procès pénal n’a presque plus sa place, puisque, nous le savons, en définitive, seuls quelques-uns le susciteront, généralement d’ailleurs à leur détriment ! Voilà ce que j’appelle « un autre type de justice », une justice administrée, ultrarapide, uniformisée pour épuiser le maximum d’affaires qui viennent peser sur elle.

J’approuve la commission des lois d’avoir au moins tempéré l’accroissement de compétences qu’il lui était demandé d’adopter, en excluant du champ de l’ordonnance pénale les faits commis en état de récidive. S’agissant des vols et des dégradations de biens privés ou publics, on pensera, à juste titre, que leur ajout à la liste des infractions pouvant faire l’objet d’une ordonnance pénale constitue un dépassement de la finalité de cette procédure.

Plus grave et plus préoccupante est la question du recours systématique et généralisé à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, la CRPC. Ce mouvement, qui s’est dessiné dans les dernières années, prend une ampleur croissante, et je m’en inquiète.

On conçoit l’avantage que présente le recours à cette procédure : elle est rapide ! Mais il faut en mesurer la signification : dans ce type de justice, le parquet, tout puissant, contrôle l’enquête. Aujourd’hui, seuls 4 % des affaires – les plus complexes, je le reconnais – font encore l’objet d’une instruction ! La masse du contentieux pénal est donc dans la main du parquet.

Après avoir contrôlé l’enquête, le parquet décide de l’orientation de la procédure, voire de son terme. Et lorsqu’il choisit la voie de la CRPC, que reste-t-il des pouvoirs réels du juge et de l’équilibre des droits des parties ? L’avocat qui, naguère, exerçait son métier ou son art avec tant de passion, peut simplement tenter, en suppliant, d’attirer la bienveillance du parquet sur son client. Soyons réalistes, ce que l’on demandera dorénavant à l’avocat, c’est moins la compétence et le talent que l’aptitude à entretenir des relations cordiales avec les membres du ministère public, de préférence au plus haut niveau, voire encore plus haut, si besoin en est ! Telle est l’évolution qui se dessine à l’horizon avec la CRPC.

Une telle procédure ne s’inspire même pas du plea bargaining américain, puisqu’il n’y a en réalité pas de marchandage. Le procureur définit la sanction qui lui paraît convenable et qui s’inscrit dans un barème discuté avec les magistrats du siège. L’avocat doit ensuite choisir entre deux options : prendre le risque, considérable, d’une audience où son client peut être condamné à une peine plus grave, ou bien accepter la reconnaissance préalable de culpabilité. Dans ce dernier cas, le travail est réduit, le risque limité : tout est au mieux pour certains ! Le juge, jouant alors le rôle de contrôleur de légalité, assure l’estampillage de la sanction en vérifiant que la décision n’est pas trop en deçà ou au-delà de ce que l’on considère comme la norme pour cette catégorie de délit.

Quand on en arrive à ce degré, non pas d’omnipotence, mais de maîtrise sans cesse croissante du parquet sur la réalité de la procédure pénale, une exigence s’impose – et c’est elle qui fonde cette question préalable – : les pouvoirs immenses que l’on reconnaît aux magistrats du parquet ne leur sont reconnus que parce qu’ils sont magistrats. Et en tant que tels, selon la Constitution même, ils ont à veiller au respect des libertés individuelles. Mais, dès l’instant où on leur reconnaît cette qualité, il faut aussi leur accorder les garanties qui y sont attachées. On ne peut pas, à la fois, accroître, comme on le fait, les pouvoirs du parquet, et permettre que l’exécutif conserve en main leur carrière et leur tienne la bride serrée, n’hésitant pas – je pourrais reprendre, à cet égard, l’évolution observée dans les quatre dernières années – à tenir pour négligeables les avis du Conseil supérieur de la magistrature. De toute manière, on ne saurait admettre que l’avancement des membres du parquet soit laissé à la discrétion ou à l’humeur du pouvoir politique.

Les magistrats forment un seul corps, il ne peut donc pas y avoir deux catégories de magistrats en France : ceux qui bénéficient de garanties d’indépendance en ce qui concerne l’évolution de leur carrière, leur promotion et leur responsabilité disciplinaire, et les autres. Ce n’est pas possible ! Il faut enfin que le pouvoir politique se résigne. Puisqu’on ne cesse d’accroître les pouvoirs du parquet, il faut parallèlement renforcer les garanties nécessaires pour que chacun ait confiance en ces magistrats et soit sûr qu’ils exercent des fonctions juridictionnelles, même si l’on peut s’interroger, au regard de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais je laisse cette question de côté !

En effet, rappelez-vous que l’un des mérites – dit-on – de la CRPC, est d’éviter la comparution devant un tribunal correctionnel, et l’opprobre qui l’accompagne. À présent, cette procédure devient applicable à quasiment tous les délits, à l’exception de ceux qui ont été retirés in fine. Elle s’applique notamment aux délits financiers, aux affaires de corruption – je pourrais continuer, l’énumération serait longue ! De fait, 80 % des affaires correctionnelles qui donnent actuellement lieu au prononcé d’une condamnation à une peine inférieure à un an pourront demain relever de la CRPC.

Lorsque la CPRC aura été généralisée, si l’on ne prend pas les mesures qui sont nécessaires et qui sont réclamées par tout le corps judiciaire et par la Cour européenne des droits de l’homme, nous rappelant au principe de garantie d’indépendance des magistrats, je crois pouvoir affirmer que l’on ne verra plus telle ou telle haute personnalité de l’État comparaître devant un tribunal correctionnel. Non pas que nous souhaitions ces comparutions… Mais l’égalité devant la loi et devant la justice est un principe fondamental. Que telle personnalité proche du pouvoir préfère ne pas comparaître, … une discrète CRPC permettra de résoudre la difficulté aisément, dans le respect de la loi !

Monsieur le garde des sceaux, soyons clairs : ce qui est actuellement au cœur du débat en matière judiciaire, c’est la question majeure, première, de l’indépendance et des garanties statutaires qui doivent être données aux magistrats du parquet s’agissant de leur nomination, de leur promotion et de leurs responsabilités. C’est la question clé !

Souvenez-vous, monsieur Hyest : lorsque, à la suite des travaux de la commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche, un texte a été voté dans les mêmes termes par le Sénat et par l’Assemblée nationale, il aurait alors suffi de réunir le Congrès pour régler la question. Hélas ! cela n’a pas été fait.

Monsieur le garde des sceaux, tant que nous n’aurons pas satisfait à cette exigence, vous ne devez pas aller plus loin dans l’extension, toujours accrue, des pouvoirs d’une institution dont les membres, je le sais pour bien les connaître, ont le goût de l’indépendance, mais sont considérés, par l’opinion publique, comme de simples pions dans la main du Gouvernement.

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