Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui concerne une problématique propre à nos démocraties modernes. Elle nous renvoie à un débat idéologique de fond qui oppose les partisans des sondages, qui considèrent cet outil comme un prolongement naturel de la démocratie, et leurs détracteurs, qui y voient une dérive inquiétante.
Pierre Bourdieu fut le premier à porter une attaque franche et rude contre les sondages d’opinion. Dans son article intitulé L’opinion publique n’existe pas, paru en 1972, il remettait très clairement en cause cette pratique.
Depuis cette date, les sondages n’ont cessé d’être critiqués et remis en cause. Cela n’a pas empêché cette pratique de se développer très fortement jusqu’à devenir, aujourd’hui, partie intégrante du jeu médiatique et politique. La France a même la particularité d’être l’un des pays au monde les plus gros consommateurs de sondages, et plus particulièrement de sondages politiques.
Le sociologue Alain Garrigou a souligné, en 2003, que le nombre de sondages publiés avait plus que doublé entre 1980 et 2000, pour atteindre aujourd’hui le chiffre d’un millier par an, ce qui représente trois sondages par jour. Chacun peut ainsi constater qu’il ne se passe plus un jour sans que le résultat d’un prétendu « sondage » vienne relancer un débat, alimenter une polémique ou évaluer la cote de popularité d’un homme politique.
Il n’est donc pas étonnant que la presse soit aujourd’hui l’un des principaux commanditaires de ces sondages politiques, qui lui permettent d’alimenter les débats et d’imposer des sujets prédominants dans l’actualité. Le sondage fait vendre, et ce d’autant plus que son résultat est surprenant et/ou peut faire polémique. Cette recherche du scoop et du sensationnel a fait du sondage un objet de communication promotionnelle, avec tous les risques de dérives que cela comporte.
Bien évidemment, il n’y a pas que la presse et les médias qui sont friands de sondages. Ainsi, les politiques eux-mêmes, pourtant historiquement opposés à cette pratique, en sont devenus de grands consommateurs, trouvant là un instrument idéal de légitimation de leurs actions, ou bien un angle pour attaquer leurs adversaires, ou encore, tout comme la presse, un moyen d’imposer des sujets d’actualité à des fins politiques. Or, dans le même temps, ils en sont aussi les otages, contraints de s’y adapter et de bousculer leurs priorités, et parfois leurs idées, pour agir en fonction de la prétendue « opinion ».
Que nous soyons convaincus ou non du caractère scientifique des sondages, il est évident que nous devons désormais faire avec !
Il est donc absolument nécessaire d’encadrer ces pratiques afin d’éviter toutes les dérives qui peuvent découler de cette illusoire démocratie de l’opinion. Il y va de la sincérité des débats et, surtout, d’une plus grande transparence vis-à-vis de nos concitoyens, qui doivent être en mesure de connaître toutes les imperfections de cette pratique.
Les sondages n’ont aucun caractère prédictif et doivent demeurer, au mieux, un indicateur de l’opinion à un instant T, et non un substitut à la décision politique.
Malgré la prolifération des sondages en France, la législation encadrant leur élaboration et leur utilisation n’a que très peu évolué depuis la loi du 19 juillet 1977. Certes, la loi du 19 février 2002 y a apporté quelques modifications utiles, mais sans en changer fondamentalement le fond.
La législation en vigueur apparaît aujourd’hui dépassée, voire obsolète. Il est donc temps que le législateur réagisse, en actualisant le droit pour le mettre en phase avec la société. C’est à cela que se sont attachés les auteurs de la présente proposition de loi. Je tiens d’ailleurs à saluer ici le travail de mes collègues Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur, qui ont rendu en octobre dernier un rapport de qualité, dont les préconisations se concrétisent aujourd’hui.
Leur constat est simple : la sincérité des sondages n’est pas garantie et les obligations d’information de la population et des médias sur l’élaboration de ces derniers sont insuffisantes et trop limitées. Dans ce contexte, il leur est apparu urgent de veiller à ce que les sondages ne puissent pas altérer la sincérité du débat électoral. Ces considérations et préconisations s’inscrivent dans la proposition de loi que nous examinons et qui a été fort bien présentée.
L’article 1er de ce texte me semble fondamental, car il comble un vide juridique en inscrivant dans la loi une définition officielle des sondages. C’est un préalable indispensable, qui permettra de lutter contre la prolifération des faux sondages.
De plus, cette définition a l’avantage d’étendre le champ d’application de la loi de 1977 à l’ensemble des sondages politiques. Dans le contexte actuel, nous ne pouvons plus nous en tenir aux seuls sondages électoraux, car tous les sondages politiques sont liés, de près ou de loin, aux élections.
Il est également important de préciser qu’un sondage peut porter sur des opinions, des attitudes et des comportements, mais également sur des souhaits, ce qui évite ainsi tout contournement de la loi.
Cette définition pose aussi un certain nombre de principes qui, à mon sens, sont très importants. Ainsi, il sera désormais inscrit dans la loi qu’un sondage doit être issu d’un échantillon représentatif de la population, que celui-ci soit constitué selon la méthode des quotas ou selon la méthode aléatoire. De ce fait, une enquête réalisée sur la base d’un « échantillon spontané », qui, par nature, a plus de propension à la subjectivité, ne pourra plus se voir attribuer l’appellation de « sondage ».
Dans la même optique, l’interdiction de toute forme de gratification dont bénéficieraient des personnes sondées tombe sous le sens. Il paraît même incroyable qu’une telle pratique ait pu être autorisée aussi longtemps !
Afin de renforcer cette recherche de sincérité et de transparence, il est primordial d’améliorer l’information de la population et des médias. Chacun doit pouvoir prendre connaissance de tous les maillons de la chaîne des sondages.
L’une des principales critiques formulées régulièrement à l’encontre des sondages concerne leur neutralité. Nous savons tous que l’orientation d’une question ou le contexte dans lequel elle est posée peuvent influencer une réponse. Les enquêtes omnibus suscitent, à ce sujet, de nombreuses critiques.
Si nous souhaitons réellement rendre plus transparentes l’élaboration et la publication d’un sondage, il faut que chacun puisse avoir connaissance de certaines données.
Il s’agit, tout d’abord, des noms du payeur et du commanditaire. Ainsi, des affaires telles que celle de 2009 relative aux sondages de l’Élysée ne pourraient plus se reproduire. On peut aussi citer la méthode utilisée pour réaliser le sondage, la taille et la sociologie de l’échantillon interrogé – celui-ci est-il réellement représentatif ? –, et la formulation des questions : celles-ci étaient-elles ouvertes ou fermées ? Nous savons, par exemple, que les questions fermées diminuent le taux de non-réponse, alors que les questions ouvertes aboutissent au résultat inverse ! Les autres données sont la publication, ou la non-publication, de toutes les questions, la proportion de personnes n’ayant pas répondu à une question, les chiffres bruts et la méthode de redressement ; enfin, bien sûr, la marge d’erreur des résultats publiés, question cruciale en période électorale, notamment si les résultats sont très serrés. L’ensemble de ces éléments sont essentiels et doivent pouvoir être connus de tous.
Je me félicite que cette proposition de loi réponde à la majorité de ces questions, en rendant obligatoire la publication d’une liste exhaustive d’informations à remettre, dans les vingt-quatre heures précédant la publication d’un sondage, à la commission des sondages. Le fait que cette notice soit rendue publique sur internet représente un bond en avant vers plus de transparence. Nous ne pouvons que nous en féliciter.
Cela dit, même s’il nous faut progresser par étapes, d’autres pistes auraient pu être envisagées ; je pense notamment à l’ordre des questions posées ou encore au coût du sondage.
Je ne comprends pas que les instituts de sondage soient réticents à publier les informations listées dans cette proposition de loi. Les instituts expliquent que leurs sondages sont conçus selon des méthodes scientifiques. Dès lors, pourquoi ne pas détailler ou expliquer cette science ? Au contraire, si leur méthode est objective et sincère, les instituts n’en seront que plus reconnus !
J’en viens maintenant à la commission des sondages, qui prend toute son importance dans la réalisation des objectifs fixés dans ce texte. Il est évidemment nécessaire, pour atteindre ces objectifs, de disposer d’un organe de contrôle plus puissant, plus efficace et plus légitime.
C’est pour ces raisons que la présente proposition de loi tend à procéder à un rééquilibrage de la composition de la commission des sondages. L’amendement adopté en commission des lois à ce sujet est particulièrement important, car il garantit une représentation diversifiée et complémentaire de ses membres, ainsi qu’une expertise dont cette commission était jusqu’à présent dépourvue.
Il semble tout à fait cohérent, en effet, que des spécialistes en mathématiques, en sciences sociales ou en droit public, entre autres disciplines, puissent juger, au même titre qu’un magistrat, de la sincérité d’un sondage. La pluralité de l’expertise, tout comme sa qualité ne pourront en être que renforcées.
Il était aussi indispensable de s’assurer de l’indépendance des membres de la commission des sondages en ne permettant pas le renouvellement des mandats et en interdisant formellement – ce point est fondamental ! – que ces derniers aient perçu, au cours des trois années encadrant leur mandat, une rémunération de quelque nature que ce soit de la part des médias ou des organismes de sondage.
La consécration de l’autonomie budgétaire de cette commission est également centrale. En effet, au vu des missions qui l’attendent, elle devra disposer de moyens conséquents si elle veut être un tant soit peu efficace.
Il faut rappeler que la commission des sondages ne disposera que de vingt-quatre heures pour examiner les notices méthodologiques transmises par les instituts de sondage. Si celles-ci lui parviennent massivement, en raison de l’actualité ou à l’approche d’un scrutin, tout devra être mis en œuvre pour qu’elle puisse faire son travail de façon sereine et efficace. Nous devrons rester très vigilants sur ce point lors de l’examen du prochain projet de loi de finances.
Bien évidemment, nous ne pourrons pas éviter certains écueils. ; je pense notamment à la répercussion immédiate de la publication d’un sondage, même si, celui-ci se révélant a posteriori faussé, une mise au point est diffusée.
Les auteurs de la proposition de loi ont tenté de prévenir ce genre de risque en amont. L’article 10 du texte dispose donc : « Dans le mois précédant le premier tour d’un scrutin, la commission des sondages peut présenter des observations quant à la méthodologie d’élaboration d’un sondage [...] ». Nous aurions pu aller plus loin en rendant cette possibilité obligatoire. Cependant, cet article représente déjà une avancée de taille.
Je ne reviendrai pas sur les sanctions prévues par le présent texte. Vu les dérives actuelles, le fait que la commission des sondages dispose d’instruments dissuasifs pour faire appliquer la loi coule de source.
En conclusion, je dirai que cette proposition de loi va dans le bon sens, car elle pointe du doigt l’inadaptation de la législation encadrant actuellement les sondages et tente d’y apporter des réponses. Nous pouvons donc réellement espérer que les avancées qu’elle préconise permettront de rendre le débat politique plus serein et sincère, limiteront certaines dérives et renforceront efficacement l’information auprès des citoyens.
Il est impensable que, dans une démocratie moderne, un instrument tel que les sondages puisse prendre autant d’importance dans la vie politique sans être, dans le même temps, encadré par une loi et soumis à des règles strictes.
C’est pour l’ensemble de ces raisons que le groupe socialiste votera bien évidemment ce texte.