Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, à 16 ans, les jeunes Français sont jugés aptes à travailler ; à 17 ans, ils peuvent s’engager dans l’armée ; à 18 ans, ils acquièrent le droit de vote. Pour autant, tout au long de leurs études, ils sont considérés économiquement comme des personnes mineures : leur rattachement au foyer fiscal parental est de principe.
Soit les revenus de leur famille sont jugés insuffisants et ils peuvent prétendre à une bourse d’études, soit, comme 63 % des étudiants à l’heure actuelle, leur famille est modeste, mais pas assez pauvre… Dans ce cas, point de solidarité nationale ! Dès lors, l’aide de leurs ascendants constitue en moyenne 42 % de leurs ressources.
Depuis la crise du covid, la situation économique et sociale des étudiants s’est indéniablement dégradée. Le rapport sénatorial d’information Accompagnement des étudiants : une priorité et un enjeu d ’ avenir pour l ’ État et les collectivités le soulignait déjà dès 2021.
En 2023, selon l’Union nationale des étudiants de France (Unef), 43 % des étudiants sautent un repas par jour. Certains d’entre eux sont logés dans des campings, faute de logements abordables. Quelque 26 % vivent sous le seuil de pauvreté et 40 % doivent exercer une activité professionnelle en parallèle de leurs études.
Sur tout le territoire, ce constat est une réalité. La précarité de la jeunesse augmente et les familles ne sont plus en mesure de soutenir les étudiants. Nous ne pouvons l’accepter ! Un consensus se forme dans la société civile pour l’instauration d’une allocation autonomie universelle sur le modèle des allocations d’études au Danemark ou en Suède. Elle viendrait remplacer le dispositif actuel des bourses, dont nous connaissons les limites : faible progressivité, effets de seuils, etc.
Dans une tribune publiée en mars 2022, l’économiste Philippe Aghion écrivait : « Un revenu universel de formation serait de nature à promouvoir l’autonomie des jeunes, en leur donnant les moyens d’agir et de décider de leur avenir. »
C’est aussi une option retenue par l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche dans son rapport de juillet 2023 Le réseau Cnous-Crous : points forts, points faibles et évolution possible du modèle, dont les auteurs proposent une révolution du système.
En septembre dernier, quatorze présidents d’université se sont dits favorables à cette revendication étudiante historique. Mes chers collègues, c’était d’ailleurs l’objet d’une proposition de loi de Raymond Cayol, député du Mouvement républicain populaire (MRP), déposée en 1950 !
Mercredi dernier, je suis intervenue devant la commission des affaires sociales pour tenter de convaincre la majorité sénatoriale de l’importance de ce texte pour notre jeunesse.
J’y ai dit mon ouverture et ma volonté de faire avancer ce sujet au-delà des clivages droite-gauche. En effet, après des années de pandémie, de guerre et d’inflation, notre devoir collectif est de mettre à l’ordre du jour des réformes porteuses d’espoir et ambitieuses, comme celle de cette allocation autonomie universelle d’études pour tous les jeunes, étudiants et apprentis, que nous vous proposons aujourd’hui.
Malheureusement, je ne suis pas parvenue à convaincre : la commission a rejeté le texte sans permettre à notre rapporteure de l’amender. Le travail de cette dernière a pourtant montré des voies d’améliorations possibles par la modulation du montant en fonction des conditions et du lieu d’hébergement. Le groupe écologiste a déposé des amendements tirés de ses observations afin que nous puissions tous en débattre.
Je regrette que la décision ait été prise, de manière abusive à mon sens, de les déclarer irrecevables au titre de l’article 40 de la Constitution : cela nous prive du débat sur l’instauration d’un capital de mensualités ou sur la possibilité de transformer notre proposition en une expérimentation pour les collectivités volontaires. Ces amendements allaient pourtant dans le sens d’une rationalisation des dépenses. Peut-être parviendrons-nous un jour à un accord ?
Deux arguments principaux ont été avancés au sein de la commission des affaires sociales, sur lesquels je reviens ici.
Le premier argument est celui de la responsabilité des parents. Il est vrai que la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale a modifié l’article 371-2 du code civil. Elle y a introduit une formule de la Cour de cassation selon laquelle l’« obligation » de contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants « ne cesse pas de plein droit lorsque l’enfant est majeur ».
Ce texte était issu d’une proposition de loi, présentée par Jean-Marc Ayrault et enrichie par le Sénat sous la présidence de Christian Poncelet, et la disposition que j’ai citée avait été introduite pour adapter le régime de l’autorité parentale au nombre grandissant de séparations. Elle n’a jamais eu vocation à résoudre la question du financement des études supérieures.
En réalité, cette obligation parentale découle de l’obligation d’entraide familiale codifiée en 1804, tout comme l’obligation alimentaire des enfants envers leurs parents ou autres ascendants présente dans l’article 205 du code civil. Il me semble que personne dans cette assemblée ne proposerait la suppression de l’allocation de solidarité aux personnes âgées au motif que notre droit prévoit une obligation alimentaire des enfants envers leurs parents vieillissants… La solidarité nationale devrait couvrir tous les âges de la vie.
Pourtant, au terme de raisonnements alambiqués et asymétriques, la tranche d’âge 18-25 ans est la seule de la population majeure qui ne bénéficie d’aucun minimum social. Sur les vingt-sept États membres de l’Union européenne, notre pays est le seul, avec Chypre et l’Espagne, à ne pas avoir étendu à cette tranche d’âge le bénéfice total du revenu de solidarité active.
Finalement, que suggère ce genre d’arguments ? Que les jeunes précaires devraient engager des procédures judiciaires contre leurs parents en incapacité de financer leurs études ?
Le second argument est celui du coût de la mesure. Certes, celle-ci est ambitieuse et nous ne cherchons pas à minimiser ce point. En mars 2022, pour une allocation de 890 euros, Philippe Aghion évaluait son coût net à 4, 5 milliards d’euros.
Dans notre proposition, nous avons retenu un montant mensuel plus ambitieux, équivalent au seuil de pauvreté, c’est-à-dire à 67 % du Smic, soit environ 1 100 euros. Cette somme correspond à la rémunération maximale des apprentis de 25 ans, qui sont aussi concernés par l’allocation. Dans leur cas, elle viendrait compléter les revenus d’apprentissage. En début de formation, je rappelle que ces derniers s’élèvent seulement à 373 euros.
Le coût brut des mesures contenues dans notre proposition de loi s’élèverait donc, selon les calculs de la rapporteure, à 30 milliards d’euros. Il faut y retrancher les bourses existantes et les aides personnalisées au logement (APL), mais également la demi-part de quotient familial et les réductions d’impôt pour pensions alimentaires, lesquelles bénéficient essentiellement aux familles d’étudiants les plus riches. Le coût net serait donc proche de 24 milliards d’euros ; en effet, tous ces dispositifs représentent 6 milliards d’euros.
L’allocation pourrait aussi être financée par la refonte de la politique d’apprentissage, en dirigeant les crédits directement vers les apprentis, comme le propose d’ailleurs Philippe Aghion. La Cour des comptes a évalué le coût de cette politique à 16, 8 milliards d’euros, versés aux entreprises et aux centres de formation en 2022. Un rapport de l’inspection générale des finances (IGF) et de l’inspection générale des affaires sociales (Igas) a montré les limites de ces dispositifs non soutenables.
Des marges de manœuvre existent donc !
Comme je l’ai déjà souligné en commission, s’ajouteraient d’autres retombées pour l’économie française par un effet multiplicateur du fait du renforcement du pouvoir d’achat de la tranche d’âge en question. Nous y voyons aussi un investissement public dans notre jeunesse et dans son éducation pour développer ce que certains économistes, comme Gary Becker, appellent le « capital humain ».
Ce coût est à mettre en perspective des dépenses sociales en faveur d’autres tranches d’âges, comme l’allocation personnalisée d’autonomie pour les plus âgés, chiffrée à 6, 5 milliards d’euros. Il y a là une vraie question de solidarité intergénérationnelle.
Nos jeunes subissent depuis le covid une aggravation de leurs conditions de vie et des perspectives assombries. Il faut leur insuffler de l’espoir et leur réaffirmer notre considération et nos souhaits de réussite. C’est le sens de cette proposition de loi.
J’espère encore réussir à vous convaincre. Il n’est jamais trop tard ! Ce serait le point de départ d’un travail collectif qui serait enrichi par une double lecture dans les deux chambres.
À ceux qui doutent encore, je leur demande sans malice : quelle autre solution proposez-vous ? Je n’en vois aucune ! L’engagement de la responsabilité des parents devant le juge n’est pas évidemment souhaitable, pas plus que le recours massif aux prêts étudiants. De fait, aux États-Unis, les autorités ont souhaité annuler une partie de la dette étudiante américaine pour éviter une deuxième crise des subprimes.
L’allocation autonomie universelle d’études me paraît la seule option durable et valable. C’est pourquoi je remercie le président du Sénat, M. Larcher, d’avoir saisi le Conseil économique, social et environnemental de cette proposition de loi. J’espère que l’avis qui devrait être rendu dans le premier trimestre 2024 permettra de faire avancer cette idée.
Pour terminer, je remercie la rapporteure, Anne Souyris, pour son travail et mes collègues Antoinette Guhl et Mathilde Ollivier, qui se sont engagées à porter cette proposition de loi en faveur de la jeunesse.