« Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège. C’est ce qu’on appelle les biens culturels. […]
De tels biens doivent leur existence non seulement à l’effort des grands génies qui les ont créés, mais aussi au servage anonyme de leurs contemporains. Car il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie. Cette barbarie inhérente aux biens culturels affecte également le processus par lequel ils ont été transmis de main en main. » Ainsi parlait Walter Benjamin dans son ouvrage posthume Sur le concept d ’ histoire.
C’est dans la prise de conscience humaniste du caractère barbare de l’exhibition morbide de vestiges humains spoliés à leurs populations d’origine que la présente proposition de loi trouve sa justification quasi philosophique.
Je veux rappeler qu’il a fallu près de vingt ans pour que les têtes maories conservées au muséum de Rouen soient enfin restituées au musée national néo-zélandais, grâce à la loi du 18 mai 2010.
Citer cette loi me permet de louanger la fortitude et la ténacité de notre collègue sénatrice Catherine Morin-Desailly et de rappeler que ce texte législatif était déjà, en quelque sorte, de portée générale, puisqu’il concernait toutes les têtes maories conservées dans des musées de France, y compris celles qui n’étaient pas encore connues au moment de sa rédaction.
Déjà en 2012, le Parlement considérait que ses compétences en matière de domanialité publique l’autorisaient à instituer un régime dérogatoire pour satisfaire le respect d’un principe qu’il considérait comme supérieur au caractère inamovible des collections publiques.
En droit, la présente proposition de loi n’est donc que l’extension à l’ensemble des restes humains des dispositions conçues en 2012 pour les seules têtes maories.
Par une curieuse alliance, les groupes de la France insoumise et des Républicains de l’Assemblée nationale nous ont reproché de déposséder le Parlement de ses prérogatives au profit de l’exécutif. Je regrette qu’ils n’aient pas pris la peine de prendre connaissance plus avant des nombreux travaux que la chambre haute a consacrés au dossier de la restitution des restes humains.
Par la présente proposition de loi, le Sénat a souhaité trancher un conflit juridique entre, d’une part, la nécessaire protection des collections publiques, assurée à la fois par le code général de la propriété des personnes publiques et le code du patrimoine et, d’autre part, l’article 16-1 du code civil, qui dispose que « le corps humain est inviolable », et que « le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial », et l’article 16-1-1 du même code, qui précise que « le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. »
À l’occasion de l’affaire des têtes maories, le juge administratif avait considéré que le régime de protection que leur conférait le code du patrimoine l’emportait sur le statut que leur attribuait le code civil.
Par ce texte, nous renversons cette jurisprudence, en considérant que le respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité du corps humain justifie une dérogation au caractère inaliénable des collections publiques. Ainsi, le Parlement, sans se dépourvoir de ses prérogatives en matière de domanialité publique, considère que les restes humains, par essence, ne peuvent pas constituer des objets patrimoniaux.
Ce faisant, nous transposons en quelque sorte dans le droit français les dispositions de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par l’Assemblée générale le 13 septembre 2007, qui reconnaissait « un droit au rapatriement de leurs restes humains » et qui invitait les États à organiser leurs restitutions « par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces mis au point en concertation avec les peuples autochtones concernés. »
Contrairement aux assertions des représentants de certains groupes politiques de l’Assemblée nationale, la présente proposition fixe des conditions draconiennes à ces restitutions, qui seront garanties par le Conseil d’État, et organise l’information du Parlement annuellement et durant tout leur déroulement.
Il restera aux gestionnaires des collections publiques, ainsi qu’à leurs tutelles de se mobiliser pour assurer, dans l’année à venir, le récolement complet des restes humains susceptibles de restitution et d’en informer leurs ayants droit.