Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, après une commission mixte paritaire non conclusive, nous devons examiner de nouveau cette proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants.
Le chiffre a déjà été cité plusieurs fois : avant qu’un enfant atteigne l’âge de 13 ans, âge auquel, avec un accord parental, il pourra commencer sa vie sur les réseaux sociaux, quelque 1 300 images de lui ont déjà été publiées. Au vu de ce chiffre sidérant, on ne peut que s’interroger sur une éventuelle défaillance de la parentalité à l’heure du tout-numérique.
La surexposition des enfants et les usages malveillants qu’elle peut susciter imposent une réflexion sur ces nouveaux enjeux. Disons-le avec toute la gravité que le sujet mérite : l’enfant n’est pas l’objet de ses parents, mais un sujet, détenteur de droits, lesquels doivent être jalousement protégés. Bien évidemment, ils doivent l’être, en premier lieu, par les parents. Il ne peut pas être dans l’intérêt de l’enfant d’être ainsi surexposé. Pourtant, volontairement ou non, par ignorance ou non, certains parents font défaut lorsqu’il s’agit de protéger leurs enfants en ligne.
Comme se l’entend dire un oiseau célèbre, tout influenceur « vit aux dépens de celui qui l’écoute ». Sans être pionniers, les influenceurs ont montré l’exemple : voir des photos et des vidéos d’enfants sur internet est devenu normal.
Je peux le comprendre, car nous sommes tous fiers de nos enfants. Chacun a envie de vanter leurs exploits, forcément inédits. Chacun a envie, surtout, de montrer le succès de l’éducation qu’il leur a prodiguée. À travers eux, c’est nous-mêmes que nous vantons. Hélas ! c’est de nous qu’il faut protéger nos enfants, quand nous les réduisons à des extensions narcissiques de nous-mêmes.
La confiance que les enfants doivent pouvoir avoir en leurs parents est un préalable indispensable à leur construction et à leur épanouissement. Sans elle, ils ne peuvent avoir confiance en eux-mêmes.
Mais comment un enfant pourrait-il avoir confiance dans ses parents lorsque un million de personnes like une vidéo de lui humiliante qu’ils auront publiée ? Comment pourrait-il avoir confiance lorsqu’il est mis en scène, exposé pour distraire une galerie invisible ? Quels comptes demandera-t-il à ses parents lorsque, une fois devenu grand, il constatera que ses amis et ses relations professionnelles auront eu accès à toute son enfance ?
L’utilisation de l’image des enfants est un défi pour notre société, et pas seulement lorsqu’elle est commerciale, comme plusieurs orateurs l’ont déjà dit.
Cette proposition de loi nous donne l’occasion d’appeler à une plus grande responsabilisation des parents.
Pour cela, il faudra, bien sûr, une meilleure information. Alors que le ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse déclarait, il y a quelques jours, que les enfants passaient peu ou prou autant d’heures, en moyenne, devant un écran que sur les bancs de l’école élémentaire, on mesure à quel point ce qui relève de l’intime et du privé doit être préservé du regard de l’autre, quand bien même ce regard serait bienveillant. Il est donc indispensable de faire œuvre de pédagogie auprès des parents, de les sensibiliser et de les informer sur les conséquences de la diffusion des images de leurs enfants.
Qui a conscience, lorsqu’il partage les premiers pas de son enfant à la plage, que la moitié des images utilisées par les pédocriminels ont été initialement publiées par des parents sur les réseaux sociaux ? Qui peut savoir, en annonçant la naissance de son enfant, que ces informations risquent d’être utilisées pour usurper son identité ? Qui se doute, en alimentant ses propres comptes sur les réseaux sociaux, que les vidéos ou les photos de ses enfants inspireront de potentiels harceleurs au collège ? Qui a conscience, lorsqu’il poursuit son enfant avec sa caméra, tout au long de sa vie, des ravages qu’il risque de provoquer sur l’équilibre de celui-ci ? Il faut une prise de conscience !
Pour prendre un exemple, les campagnes électorales peuvent donner lieu à un déchaînement de violence en ligne. Comme je me suis félicitée, l’été dernier, que mes enfants et ma vie privée soient restés à l’abri des réseaux sociaux ! Je n’ose imaginer ce qu’aurait été ma campagne électorale si des images de mes enfants avaient été utilisées pour me déstabiliser.
Je me demande comment ceux qui auront déjà été trop exposés par leurs parents pourront accepter de se montrer eux-mêmes.
Je suis trop âgée, bien sûr, pour que des photos de moi barbouillée, grimaçante ou trébuchante circulent sur internet. Si cela avait été le cas, j’aurais peut-être dû renoncer à me présenter aux élections. Dans une campagne difficile, tout peut être utilisé à charge contre les candidats.
De manière plus générale, quel avenir auront celles et ceux dont la vie est étalée par leurs parents sur internet ?
Le débat que nous avons est utile pour rappeler à chacun que les actes les plus anodins peuvent avoir des conséquences terribles. Aussi, je salue le travail de notre rapporteure, qui a su guider dans la bonne direction notre commission des lois. Elle s’est inscrite dans une démarche constructive, clarifiant et rendant plus efficaces les dispositions proposées.
Merci, madame la rapporteure, de faire de nouveau entendre la voix du Sénat grâce au sérieux de vos travaux !
Le député Bruno Studer, auteur de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, avait déjà déposé un texte louable il y a trois ans : la loi du 19 octobre 2020, que nous avions votée, visait à mieux lutter contre l’exploitation commerciale des enfants influenceurs par leurs parents. En effet, alors que l’économie de l’attention génère des revenus faramineux pour une minorité d’influenceurs, la compétition entre ces stars des réseaux les pousse à aller toujours plus loin dans des contenus surprenants, émouvants ou spectaculaires.
L’appât du gain n’est pas la seule motivation. La simple ambition de devenir visible sur internet peut pousser des parents à commettre des excès, au nom d’une éphémère lumière qui brûle l’enfance.
Le législateur a déjà pu affirmer la nécessité d’un encadrement du numérique dans la cellule familiale. Cette proposition de loi est un pas supplémentaire vers la protection de nos enfants et le respect de leurs droits.
À l’instar de notre rapporteure et de plusieurs des orateurs qui m’ont précédée à cette tribune, je regrette néanmoins l’absence d’une politique générale sur le rapport des familles au numérique. Nous regrettons que le Gouvernement n’expose pas une vision d’ensemble sur ce sujet. Si cette proposition de loi contribue à soulever des questions pertinentes, un voile trop pudique recouvre encore l’entièreté du problème.
Nous espérons donc que l’examen de ce texte sera l’occasion d’ouvrir une discussion plus large sur l’usage du numérique dans les familles.
Le groupe Union Centriste votera ce texte, tel que modifié par la commission des lois.