Intervention de Stephan Steinlein

Commission des affaires européennes — Réunion du 6 décembre 2023 à 13h35
Institutions européennes — Audition de s.e. M. Stephan Steinlein ambassadeur d'allemagne en france

Stephan Steinlein, ambassadeur d'Allemagne en France :

Monsieur le Président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie pour vos condoléances, en ce moment difficile pour la France et pour l'Allemagne.

Je suis très honoré et heureux d'être parmi vous aujourd'hui. J'ai eu le plaisir de rencontrer votre président, M. Gérard Larcher, avant son voyage à Berlin, auquel, monsieur le Président, vous avez participé. Je vous remercie de l'intérêt que vous portez aux relations franco-allemandes. J'ai entendu dire que vos discussions à Berlin étaient intéressantes et importantes. Elles ont certainement contribué à une meilleure compréhension mutuelle dans les différents domaines, qu'il s'agisse de la politique de sécurité, de l'économie ou de la politique énergétique.

En amont de votre déplacement, j'ai pu expliquer à certains de vos interlocuteurs à Berlin, l'importance du Sénat dans le système politique français, souvent méconnu ou mal compris. J'ai souligné que son rôle s'était encore considérablement accru, compte tenu de la composition de la majorité à l'Assemblée nationale.

Je suis d'autant plus heureux de pouvoir échanger aujourd'hui avec vous que je suis naturellement très intéressé par votre avis sur les enjeux des relations franco-allemandes ainsi que par vos propositions pour rendre l'Europe plus efficace et plus forte. Je ne cesse de le répéter, le secret des relations franco-allemandes ne réside pas dans le fait que nous soyons d'emblée d'accord, car souvent nous ne le sommes pas, mais dans le fait que nous parvenions presque toujours, par un dialogue parfois ardu et patient, à trouver des solutions qui sont bonnes pour tous, des solutions auxquelles la plupart des européens peuvent se rallier. Dans ce dialogue, vous, les parlementaires des deux côtés, pouvez et devez jouer un rôle crucial. La relation franco-allemande, c'est un travail quotidien, permanent, pas toujours facile, mais toujours fascinant, surtout connaissant notre passé. Notre partenariat est unique et précieux. Il forme la base de la construction européenne. Je me réjouis de travailler avec vous pour rendre cette base aussi solide que possible.

Permettez-moi d'abord quelques remarques personnelles. Certains d'entre vous sauront peut-être que j'ai déjà été une fois, il y a 33 ans, ambassadeur à Paris, pour une courte période, de six semaines, pour être précis. J'ai été ambassadeur d'un autre État allemand, la République démocratique allemande (RDA), envoyé par le premier et dernier gouvernement démocratiquement élu de ce pays.

Le monde autour de nous a profondément changé, malheureusement pas pour le mieux. À l'époque, nous avons tous, moi y compris, célébré la victoire de la liberté et de la démocratie. Certains ont parlé de la victoire définitive des démocraties libérales sur la dictature, et même de la fin de l'histoire. Si nous regardons autour de nous aujourd'hui, nous voyons à quel point ces espoirs étaient trompeurs.

Aujourd'hui, nous assistons au retour de la guerre sur notre continent. Nous assistons à une escalade extrêmement dangereuse de la situation dans notre voisinage immédiat. Nous assistons à une remise en cause des valeurs de l'Occident et de la démocratie libérale sans précédent depuis les années 1930. L'Europe est mise au défi. Et si je dis que l'Europe est mise au défi, cela signifie tout particulièrement que l'Allemagne et la France sont mises au défi.

Au cours des 25 dernières années de ma vie professionnelle, j'ai travaillé très près de la politique berlinoise, à la Chancellerie fédérale, au ministère des Affaires étrangères, au Bundestag, à la Présidence fédérale. J'ai vécu le 11 septembre à la Chancellerie fédérale, la crise de l'Euro au Bundestag et la crise des réfugiés au ministère des Affaires étrangères. Toutefois, je ne me souviens pas d'une situation dans laquelle les fondements de notre société, notre démocratie, notre liberté, notre sens de la tolérance et de l'ouverture, notre insistance sur l'État de droit et le droit international, aient été autant mis à l'épreuve qu'aujourd'hui. Les dangers ne viennent malheureusement pas seulement de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. En Allemagne comme en France, la confiance dans le fonctionnement et dans l'efficacité des institutions démocratiques a nettement diminué.

Face au monde dans lequel nous vivons, nous avons la responsabilité de trouver des solutions ensemble, des solutions européennes, et de rendre notre Europe plus forte, dans un monde où l'avenir de notre continent est tout sauf assuré.

Je suis un ambassadeur chargé de nos relations bilatérales. Je ne suis donc pas un expert de tous les sujets discutés à Bruxelles. Cependant, il est évident que l'Europe et son avenir sont au coeur d'un grand nombre de mes échanges à Paris.

Le Conseil européen de la semaine prochaine marquera une nouvelle étape dans l'histoire de l'Union européenne, de notre continent. Nous pressentons tous que les décisions à venir marqueront un véritable tournant pour notre Europe.

L'Ukraine meurtrie par la brutale invasion russe, au motif qu'elle a choisi la voie européenne, devrait avancer très concrètement vers l'adhésion à l'Union européenne. C'est une question de solidarité avec le peuple ukrainien, mais aussi un test de notre crédibilité et de notre fermeté dans la défense de nos valeurs communes. Le gouvernement fédéral a souligné à plusieurs reprises que l'Ukraine avait fait des progrès considérables en matière de réformes et que son avenir était au sein de l'Union européenne. Le gouvernement fédéral soutient pleinement l'Ukraine dans ses réformes, conformément aux priorités identifiées par la Commission européenne. Nous sommes donc favorables à l'ouverture de négociations d'adhésion avec l'Ukraine. Cela vaut aussi pour la Moldavie.

Aux yeux du gouvernement allemand, nous devrions aussi maintenir notre engagement en faveur de l'élargissement de l'Union européenne aux Balkans occidentaux et encourager tous les États de la région à progresser sur la voie européenne et à se rapprocher de l'Union. Lors d'une conférence sur l'Europe, le 2 novembre, au ministère des affaires étrangères à Berlin, notre ministre des affaires étrangères, Mme Annalena Baerbock a déclaré que, face à la guerre d'agression russe, l'élargissement de l'Union européenne était une nécessité géopolitique, une position qui est partagée par beaucoup en France. Elle a estimé que nous ne pouvions plus laisser de zones d'ombre. Ainsi, le gouvernement fédéral soutient sans réserve la perspective d'adhésion des pays candidats.

Dans son discours, la ministre fédérale a souligné également l'importance de pleinement préparer l'Union européenne à l'adhésion de nouveaux membres. Ce processus de réforme prendra beaucoup de temps. C'est pourquoi, pour bien l'encadrer, pour élaborer et mettre en oeuvre les réformes nécessaires, il faudrait définir une feuille de route concrète. Il ne devrait pas y avoir de concessions concernant l'État de droit, qui est un fondement de notre Union. Concrètement, il s'agit aussi de lier encore plus systématiquement les versements de fonds européens au respect des normes de l'État de droit. Il faudrait trouver un moyen de ne pas agrandir la Commission. Il est évident que 36 droits de veto, c'est trop. Il faudrait donc élargir le champ des décisions à la majorité qualifiée. Tout cela demandera encore beaucoup de travail. Faut-il changer les traités ? Peut-on utiliser les clauses passerelles prévues dans les traités ?

Je sais à quel point ces questions sont sensibles, notamment en France. Je suis heureux que nos deux gouvernements aient l'intention de se coordonner étroitement à cet égard. Le document du groupe de réflexion, mis en place à la demande de nos deux ministres des affaires européennes, a fourni d'importantes suggestions. Mais ce n'est bien sûr que le début d'un long chemin. Nos deux pays veulent et doivent jouer un rôle important de pionniers dans ce domaine. Mais il est tout aussi important d'associer, dès le début, les pays d'Europe centrale et orientale à ce processus de réflexion. Une relance du Triangle de Weimar, rendue possible par le résultat des élections en Pologne, peut être utile à cet égard. Dès que le nouveau gouvernement polonais sera en place, nous devrions entamer la discussion, tout en sachant que celui-ci devra également tenir compte de nombreuses considérations de politique intérieure.

Monsieur le Président, au cours des derniers mois, nous avons réussi à trouver de bons compromis sur nombre de sujets importants sur lesquels la France et l'Allemagne avaient des positions divergentes. C'était le cas pour l'organisation future du marché européen de l'énergie, malgré nos positions divergentes sur l'énergie nucléaire, qui sont d'ailleurs, si je peux me permettre cette remarque, moins problématiques que beaucoup ne le pensent. Ceux qui connaissent un peu la politique énergétique européenne admettent, même en Allemagne, que l'Europe ne pourra pas se passer de l'énergie nucléaire française dans les années à venir. Des deux côtés du Rhin, on sait aussi que nos pays doivent faire d'énormes efforts pour pouvoir respecter les engagements pris en matière de développement des énergies renouvelables. Ceux d'entre vous qui connaissent le débat en Allemagne savent qu'il n'y aura pas de retour au nucléaire dans ce pays. Quant à ceux qui connaissent la France, ils savent qu'elle ne renoncera pas à cette énergie. Mon conseil est de ne pas se livrer à des combats idéologiques, mais à un travail pragmatique pour assurer un approvisionnement énergétique sûr et abordable pour toute l'Europe.

Un autre accord important pour l'avenir d'Ariane 6 et de la politique spatiale européenne a aussi été trouvé après d'âpres débats, lors du sommet de l'Agence Spatiale Européenne (ESA) à Séville, le 6 novembre, garantissant l'avenir financier du programme Ariane et laissant la place à une concurrence accrue.

Je me réjouis également que les deux grands projets d'armement, le char du futur (MGCS) et le système de combat aérien du futur (SCAF), soient à nouveau sur les rails, après une très bonne réunion des deux ministres de la défense, à Évreux en septembre, marquant leur engagement clair et définitif en faveur de ces deux projets importants.

Le seul grand dossier européen qui reste encore en suspens et sur lequel une solution doit être trouvée cette année, c'est l'avenir du pacte de stabilité et de croissance. Nos deux gouvernements travaillent de manière soutenue pour parvenir à un accord avant la fin de l'année. D'après tout ce que j'entends, je suis confiant quant à la possibilité d'y parvenir. On me dit, et j'espère sincèrement que cela se vérifiera, que la crise budgétaire dans laquelle l'Allemagne s'est retrouvée à la suite du récent arrêt de la Cour constitutionnelle allemande, ne rendra pas plus difficile un accord. Toutefois, il est certain que les négociations à venir sur le cadre financier pluriannuel n'en seront pas facilitées. Le respect du frein à la dette imposé par la Constitution et le fait qu'au moins un partenaire de la coalition, les libéraux, exclut catégoriquement les exceptions et les augmentations d'impôts, réduisent la marge de manoeuvre du gouvernement fédéral. Des négociations sont en cours pour trouver une solution à cette crise. Je ne peux pas prédire quel en sera le résultat. Je suis néanmoins confiant sur le fait qu'un accord sera rapidement trouvé.

Hier, le président brésilien Lula était à Berlin. Comme vous pouvez l'imaginer, le Mercosur a occupé une place importante lors de cette visite. Tant le gouvernement allemand que le gouvernement brésilien espéraient pouvoir signer, lors du sommet UE-Mercosur prévu, l'accord commercial négocié depuis de nombreuses années. Malheureusement, le président argentin encore en fonction a décidé de ne pas le faire, de sorte que l'avenir de cet accord est aujourd'hui en suspens. Je sais qu'en France aussi, de nombreuses voix critiques s'élèvent contre cet accord, à commencer par celle du Président de la République. Néanmoins, je voudrais plaider pour que l'on ne sous-estime pas les opportunités qu'offre cet accord de libre-échange. Il ouvrirait la voie à un marché de plus de 700 millions d'habitants qui pourraient plus facilement échanger entre eux. Il pourrait, et c'est le plus important, contrer l'influence croissante de la Chine dans cette région. Il aiderait l'Europe dans sa transition énergétique et améliorerait les normes environnementales dans les pays du Mercosur. J'espère sincèrement que la décision argentine ne sera pas le dernier mot. Mais je suis également conscient qu'il est peu probable qu'une percée ait lieu avant les élections européennes.

Avant de conclure, permettez-moi d'évoquer quelques dates clés de l'année prochaine. 2024 marquera le début d'une série de commémorations, à commencer par le 80e anniversaire du Débarquement. À cette occasion, nous célèbrerons notre histoire commune et la réconciliation unique au monde de nos deux pays.

Le début du mois de juin sera également décisif pour l'Europe avec la tenue des élections européennes. L'enjeu est de taille, à une époque où la liberté et la démocratie sont menacées de l'extérieur, mais aussi de l'intérieur. Dans ce contexte, la visite d'État du président de la République française, M. Emmanuel Macron, en Allemagne juste avant ce scrutin enverra un signal fort qui soulignera la force et l'unité de l'Europe.

Nous nous réjouissons avec vous à la perspective des Jeux olympiques et paralympiques de Paris. Juste avant cet événement, l'Allemagne accueillera le championnat d'Europe de football. Deux immenses événements sportifs qui se dérouleront enfin à nouveau dans des sociétés ouvertes, démocratiques et diverses, chez des voisins et amis européens. Sous le titre de travail « Été sportif 2024 », nous souhaitons célébrer cela ensemble et montrer au monde entier que le sport lui aussi s'épanouit plus et apporte plus de joie là où règne la liberté.

Mesdames et messieurs les sénateurs, monsieur le Président, encore une fois, merci de m'avoir invité à m'exprimer devant vous aujourd'hui. S'il y avait un seul message à retenir de mes propos, ce serait le suivant : « L'Allemagne reste fidèle à son partenariat d'exception avec la France. Travaillons ensemble pour rendre notre Europe forte, agile et solidaire dans un monde plein de dangers ».

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